Fort du Prix du Jury au dernier festival Reims Polar et d’un retour critique plus positif, Only The River Flows (Wei Shujun, 2024) débarque sur toutes les bonnes plateformes VOD et sur le marché DVD/Blu-ray. Une occasion en or pour rattraper cette enquête teintée de fantasmagorie et tournée au 16mm.
Et au milieu flottent les cadavres
Dans le flot continu de films policiers qui nous parviennent tous les ans, semaine après semaines, de tous horizons, ceux estampillés du sceau Reims Polar sont souvent une valeur sûre tant le festival nous a habitués à dégoter de petites pépites à l’international. Cette année encore, Hit Man (Richard Linklater, 2024), Borgo (Stéphane Demoustier, 2024) ou Un Homme en fuite (Baptiste Debraux, 2024) ont constitué une sélection faite de belles découvertes. Et comme le hasard fait bien les choses, c’est dans ce palmarès 2024 que le film qui nous intéresse aujourd’hui a été récompensé du Prix du Jury. Only The River Flows, c’est le troisième long-métrage de Wei Shujun à qui l’on doit un très beau court, On The Border (2022) ainsi que d’autres films qui ne nous sont pas encore parvenus, mais on peut d’ores et déjà affirmer que c’est un cinéaste que l’on suivra avec attention. Only The River Flows raconte les investigations de Ma Zhe pour retrouver un tueur, après que trois meurtres ont été commis dans la petite ville de Banpo, en Chine, dans les années 90. Quelques pièces à convictions et une multitude de suspects feront de cette enquête un véritable labyrinthe où Ma se confrontera aux méandres de l’âme humaine.
Certes le film ne brille pas par l’originalité de son postulat ni par les figures essorées qu’il nous propose – on retrouve ici le flic fourbu classique en proie à tous les doutes possibles et une enquête finalement pas si engageante que cela. On peut même penser, à certains endroits du récit, que le cinéaste a inconsciemment remisé son envie d’intrigue policière pour aller plus frontalement vers le drame humain. Cela ne rend pas l’enquête vide de toute substance pour autant – aucune facilité scénaristique n’est à déplorer et le jeu de pistes est agréable à suivre – toutefois cela manque parfois de fraîcheur. Pour autant, dans ses instants plus intimistes où il s’attarde sur Ma Zhe, sa vie familiale et ses cauchemars éveillés, le cinéaste trouve sa signature. Only The River Flows verse alors dans le fantasmagorique pour faire se rejoindre le rêve et le réel dans certaines séquences qui resteront, à coup sûr, mémorables. Le cadre du commissariat – la police déménage ses bureaux dans un vieux cinéma désaffecté – en plus d’être une mise en abyme sympathique, participe alors grandement à ce lien ténu entre deux mondes où Ma se perd.
Only The River Flows a la particularité d’avoir été tourné au 16mm, un format de pellicule plus petit et instable que le 35mm plus fréquemment utilisé. Loin d’être un simple gimmick de mise en scène, le grain et l’instabilité de la netteté et de l’image en général participent à l’atmosphère visuelle de songe. Comme dans beaucoup de films policiers chinois comme Une Pluie sans fin (Dong Yue, 2017) ou Limbo (Soi Cheang, 2021), le long-métrage est bercé d’une averse constante et d’un aspect poisseux perceptible dans chacun des décors. Au contraire d’une représentation souvent des pays d’Asie qui cherche à styliser les directions artistiques, ici, nous sommes dans une épure quasi-totale où Wei Shujun livre une réalisation impeccable, faite de clairs-obscurs magnifiques, de découpages millimétrés et d’un énorme travail de reconstitution des années 90 en Chine. La mise en scène s’accorde ici parfaitement au propos du film voulant visiter l’âme humaine dans son ensemble. Bien que potentiellement non-spécialiste de ces années-là dans cette région du monde, on perçoit également une volonté d’à la fois critiquer le régime – les hommes sont clairement en sous-effectif, ils confondent bien souvent intérêts individuels et communs et les problèmes économiques du pays sont la cause de bien des maux – et de rendre hommage à cette période dans laquelle a grandi le cinéaste.
Cette troisième réalisation de Wei Shujun épate donc par sa beauté plastique et convoque beaucoup, d’un héritage cinématographique invitant par exemple Black Coal (Diao Yi’nan, 2014), à quelques notions philosophiques. Et si l’on regrette que le réalisateur s’embarrasse de quelques clichés éculés du registre policier, il faut lui reconnaître un véritable savoir-faire et quelques audaces bien senties. Au final, c’est moins le dénouement de l’enquête à proprement parler que nous retiendrons, mais certains plans et certaines scènes où notre rétine est conviée au cauchemar brut. Pour un jeune cinéaste comme Wei Shujun, on peut dire que c’est déjà un tour de force et la promesse d’une suite de carrière qui lui vaudra encore quelques articles sur Fais Pas Genre…