Pour débuter l’année du bon pied, débutons par un bon film ! Wild Side nous propose de (re)découvrir la première réalisation de Takeshi Kitano grâce à son édition Blu-Ray, Violent Cop (1989).
Un violent désir de noirceur
On connaît Takeshi Kitano en Occident pour ses films violents et noirs, au cours desquels ses anti-héros mutiques se déchaînent violemment sur la musique envoûtante de Joe Hisaishi. Sonatine, mélodie mortelle (1993) et Hana-bi (1997) sont les plus représentatifs du genre, tout comme la trilogie Outrage dont le dernier opus, Outrage: Coda (2017) est sorti l’année dernière (que dis-je, il y a deux ans ! Bonne année au passage à nos lecteurs). On connaît également les couples tendres et émouvants du poète Kitano, qu’ils soient eux aussi muets et amoureux – A Scene at the Sea (1991) – plutôt bavards et amis – Kids return (2001) – ou même déjantés et affrontant les affres de la vie – Achille et la tortue (2008). Violent Cop (1989) n’aura donc pas de quoi surprendre l’amateur du cinéaste aux multiples casquettes, qui y retrouvera tout ce qui fait le charme et l’attrait des intrigues kitanesques. Il faut cependant replacer le long-métrage dans son contexte de réalisation pour comprendre comment, dès sa première réalisation, « Beat » Takeshi (c’est son surnom) affirme son style unique dans un film aux allures de véritable manifeste esthétique. En effet, célèbre au Japon pour ses facéties télévisuelles dans un jeu de télé-réalité dont seule la télévision nippone a le secret, Takeshi Kitano se démarque d’abord avec quelques grands seconds rôles dans un registre plus sérieux, notamment dans le magnifique Merry Christmas, Mr. Lawrence (Nagisa Oshima, 1983), où il se confronte à David Bowie en personne. Découvert en Occident grâce à son quatrième film Sonatine, mélodie mortelle (édité également chez Wildside), la carrière de réalisateur de Kitano avait commencé quatre années auparavant par une réalisation au pied levé.
Alors qu’il devait simplement tenir le premier rôle de Violent Cop devant la caméra de Kinji Fukasaku, voilà que Kitano se retrouve à reprendre les rênes de la mise en scène après la défection du réalisateur. Il en profite pour reprendre intégralement le scénario et obtenir une liberté artistique totale. D’un scénario soi-disant classique, Kitano ne retient que la trame de fond : Azuma est un flic solitaire et désabusé, usant de méthodes peu orthodoxes pour faire régner l’ordre dans la ville. Apprenant qu’un gang de yakuzas a tué son meilleur ami et violé sa sœur Akari, ce policier borderline qui peut rappeler le fameux inspecteur Harry décide de s’occuper personnellement de leur compte. Contraint à la démission, Azuma poursuit sans relâche sa quête de vengeance, quitte à y risquer sa vie. La scène d’ouverture reprend avec jeu les adolescents joviaux et brutaux d’Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1972). S’acharnant gratuitement contre un vieil homme dans la rue, voilà que débarque Azumi (Kitano en personne), visage et poings fermés, pour calmer tous ces agités, même s’il faut pour cela rentrer dans la chambre du coupable pour lui infliger une rude correction ! La scène suivante montre le policier se faire remonter les bretelles par son supérieur. En deux scènes, tout est dit. Le conflit est posé, le personnage est présenté. Kitano peut alors manier à sa guise l’ellipse narrative ou au contraire étirer les séquences de course-poursuite à l’envi. L’entretien de Benjamin Thomas présent dans les bonus du DVD, « Le centre et la marge », permet notamment de relire les premiers plans du film à la lumière du travail postérieur de Kitano. Le spécialiste du cinéaste y détaille également le langage cinématographique qui, grâce à la plastique et au montage, permet à Kitano d’user d’un minimum de dialogues. Les vingt minutes de commentaires sont malheureusement trop courtes (et le propos parfois anecdotique) pour comprendre l’ampleur et la cohérence de la filmographie du réalisateur. C’est toute la difficulté de l’exercice et pour en apprendre plus, je vous renvoie plutôt à l’ouvrage du même Benjamin Thomas Takeshi Kitano : Outremarge (éd. Aléas, 2007).
Mais malgré son titre explicite, Violent Cop n’est pas une tentative de justification de la violence policière. En dressant le portrait en creux d’un homme désabusé et contradictoire, le long-métrage place la tension dramatique non pas sur le scénario (au sens du récit) mais sur la mise en scène. La violence surgit sans prévenir des plans et des visages fixes. Aucun mouvement annonciateur, aucune cause, uniquement des conséquences. Le refus constant d’explications « psychologiques » inaugure en grandes pompes ce que sera le style de Kitano pour les films à venir : des personnages fermés, stoïques, ne pouvant libérer leurs émotions que dans la violence la plus sanglante. Les visages inexpressifs des personnages sont des masques sur lesquels nous pouvons lire toutes les émotions. Ils retiennent toute la rage et la violence de leurs gestes. En cela, Violent Cop prépare le chef-d’œuvre Hana-Bi, où Kitano démontrera sa maîtrise du mélange des genres dans un film où violence rouge et humour noir surgissent de plans soigneusement composés. Violent Cop est donc à ranger aux côtés de ces premiers films qui ont durablement marqué l’esthétique de leurs réalisateurs : Citizen Kane (Orson Welles, 1941), À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), Eraserhead (David Lynch, 1977), Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992)… Oui, rien que cela. Brisant les codes de l’enquête policière, le film invente ses figures et ses gimmicks en s’érigeant comme modèle pour les œuvres à venir. En imposant son style, loin du traditionnel polar ou film noir attendu par les studios à l’époque, et en posant la première pierre d’une filmographie singulière, Violent Cop est donc un objet qui « fait » genre. À part entière.
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