Après avoir déterré le cauchemar solaire Wake In Fright (Ted Kotcheff, 1971) et réhabilité le chef-d’œuvre Sorcerer (William Friedkin, 1977), La Rabbia continue de mener à bien sa mission de nous montrer des perles du cinéma mondial injustement oubliées ou mises de côté. C’est à nouveau le cas avec Utu (Geoff Murphy, 1984) premier film néo-zélandais à être sélectionné au Festival de Cannes. Fais Pas Genre plonge pour vous dans la fureur, le sang et la violence d’un film sans concession.
De Bruit et de Fureur
Utu est l’un de ces films paradoxaux, ceux qui, d’une rare intensité, marquent les spectateurs qui l’on vu à jamais mais qui, d’autre part, sont malheureusement peu connus du grand public. Les plus vieux d’entre vous, chers lecteurs, qui ont l’âge d’avoir connu la revue Starfix – à laquelle cette restauration est dédiée – ont pu déjà entendre parler de cette œuvre à l’époque de sa sortie, savant mélange de western, de film d’aventure et de brûlot politique au vitriol qui plonge le spectateur dans une vision du passé de la Nouvelle-Zélande peu connue en Occident : à savoir, la guerre qui ravagea le pays entre les Pakehas – les Néo-Zélandais d’origine européenne – et les Maoris. Se déroulant dans les années 1870, Utu est donc le récit de la vengeance de Te Wheke, un éclaireur des troupes coloniales et maori qui, après avoir retrouvé sa tribu massacrée par l’armée qui l’emploie, veut infliger le même châtiment à ces derniers. En partie inspiré d’évènements historiques, le réalisateur Geoff Murphy mit près d’une dizaine d’années à accoucher de cette œuvre qui, sous l’égide de la fiction, s’attaque à un bien triste épisode de l’histoire de son pays. C’est à travers les genres – le western en tête – que le réalisateur nous dévoile sa vision de ce conflit. La scène d’ouverture, de par son incroyable maîtrise qui nous rappelle sur certains aspects Little Big Man (Arthur Penn, 1970), en est un bon exemple. De par ses cadrages et son montage, Murphy nous immerge d’emblée dans l’ambiance du métrage et pose les jalons principaux de l’histoire, qui révèlera au fur et à mesure du visionnage de nouveaux rouages impressionnants, maîtrisés et captivants.
Le film doit beaucoup à ses personnages, en particulier à Te Wheke – incarné par Anzac Wallace, splendide – qui à lui seul représente toutes les problématiques du film et son métissage : personnage entre deux cultures – celle de ses ancêtres et les influences venues d’Europe – ce dernier est mû par ses croyances tribales mais aussi des valeurs chrétiennes. Ce dilemme se retrouve de façon saisissante dans une scène où Te Wheke se venge en décapitant un prêtre après un sermon et, parlant aux ouailles de ce dernier qui sont tous maoris, ré-interprète à sa façon l’Évangile. En une scène, Murphy tacle les colons et leur possible fanatisme en montrant une foule, sans doute convertie par la force, qui se retourne contre son oppresseur en utilisant une de ses armes. Et c’est à ce moment précis que la quête de vengeance de Te Wheke se métamorphose. Le scénario, partant d’un postulat assez simple, dévie vers d’autres horizons. De simple être brisé et ivre de douleur, Te Wheke va devenir un leader, une figure héroïque et révolutionnaire avant de se révéler en monstre. La quête personnelle d’un homme devient le symbole puis un acte de libération pour le peuple maori avant de devenir aussi cruelle et arrogante que les Anglais, arrogance magistralement montrée au détour d’une scène où un haut gradé de l’armée de Sa Majesté sous-estime un éclaireur maori Wiremu et se fait battre lors d’une partie d’échec. La vengeance de Te Wheke laisse des traces et certains personnages se retrouvent pris dans un feu croisé d’une violence inouïe ou deviennent les victimes de cette violence galopante avant d’être des instruments comme le personnage de Williamson. Fermier Pakehas respectueux des maoris – allant jusqu’à prendre leur défense – ce dernier va être une victime de la colère de Te Wheke et devenir son alter ego, sombrant dans une folie symbolisée par son arme démesurée lui donnant des airs de Django avec sa gatling. C’est là tout le génie du réalisateur : à travers ses personnages, Murphy passe d’un film à charge sur l’histoire de son pays à un brûlot dénonçant la violence et l’absurdité de la guerre. Les personnages se retrouvent, dans les deux camps, à alimenter le conflit et permettent à ce cercle vicieux de continuer à exister pleinement… jusqu’à une scène finale anthologique et qui se veut porteuse d’un message positif empli d’espoir.
Bien avant que Peter Jackson ne les investisse de magie pour ses deux trilogies en Terre du Milieu, Geoff Murphy nous fait visiter les somptueux paysages néo-zélandais, d’une beauté à nous couper le souffle. Murphy ménage ses effets et révèle au fur et à mesure du film les paysages qui évoquent ceux de l’Ouest américain en ouvrant et en élargissant le cadre. Mais il n’en oublie pas de donner à sa photographie un côté âpre et mal-aimable, épousant ainsi l’histoire et l’évolution des personnages. Une photographie somptueuse à laquelle l’édition de La Rabbia – qui nous propose un DVD et un Blu-ray du film, une première ! – rend bien hommage. En plus de la bande-annonce, on vous conseille de jeter un œil sur le complément intitulé Making Utu, un making of d’époque d’une quarantaine de minutes prompt à nous dévoiler l’envers du décor mais aussi à quel point Murphy et son équipe étaient conscients de l’aspect sulfureux du long-métrage mais aussi de son importance culturelle, entre autre par les interventions et l’implication de la communauté maori dans la création du film. On peut également prolonger l’expérience avec le livret de quarante pages regorgeant d’informations, d’anecdotes et d’entretiens. En somme, La Rabbia livre une édition définitive qui permettra à tous les amateurs de genre de (re)découvrir un pur chef d’œuvre du cinéma, habité et maîtrisé.