Knit’s Island, l’île sans fin


Un documentaire tourné dans un jeu vidéo ? C’est la promesse originale de Knit’s Island, l’île sans fin (Ekiem Barbier, Guilhem Causse, Quentin L’helgoualc’h, 2024) documentaire qui nous propose une plongée en immersion dans un serveur de jeu post-apocalyptique investi par des communautés survivalistes. En résulte une proposition cinématographique hybride et passionnante.

Les cinq personnages de l'univers fictif de Knit's Island posent face caméra, de plein-pied, sous un ciel rose, et sur un toit.

© NORTE DISTRIBUTION

La Nouvelle vie moderne

L’étrange expérience collective qu’a été le confinement aura fini de renforcer notre appétence pour l’évasion dans des univers numériques. C’est d’ailleurs l’une des raisons du succès colossal d’un jeu comme Animal Crossing, où l’on gère son petit bout de paradis sur une île elle-même paradisiaque. Le confinement fut aussi pour les milieux complotistes et survivalistes la confirmation de leurs appréhensions mais également de leurs croyances. Knit’s Island, l’île sans fin, documentaire réalisé par trois réalisateurs français, Ekiem Barbier, Guihem Causse et Quentin L’Helgouach a majoritairement été tourné pendant ce confinement et apparaît comme une synthèse de ces tendances.

Dans une maison déserte, au papier peint gris vieillot et au sol en parquet, deux hommes posent devant la caméra : l'un est armé, porte un chapeau militaire et un foulard et des lunettes de soleil recouvrent son visage, l'autre porte un casque de moto rouge et un sac à dos ; scène dans l'univers de jeu vidéo du film Knit's Island.

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Knit’s Island est la seconde réalisation du trio après un premier moyen-métrage nommé Marlowe Drive, également tourné dans un jeu vidéo et fortement influencé par Mulholland Drive (David Lynch, 2001). Si Knit’s Island est potentiellement le premier film utilisant uniquement des images issues d’un espace virtuel à bénéficier d’une sortie en salles, ce dispositif n’est en revanche pas neuf. Le terme machinima est un mot valise liant machine et cinéma et décrit des œuvres audiovisuelles composées uniquement d’images de jeu vidéo. Cette tendance existe depuis les années 90 et n’a cessé de se développer au fur et à mesure que la caméra – ce que le joueur voit – a gagné en flexibilité ce qui a permis de proposer une plus grande variété de cadres. La spécificité du machinima est d’utiliser des images qui n’ont pas été conçues pour imiter le langage cinématographique, a contrario des cinématiques par exemple, et de reconstituer ce langage grâce au cadrage et au montage. L’émergence des jeux en monde ouvert comme GTA, Skyrim et tant d’autres ont décuplé les possibilités narratives du machinima, ces jeux proposant des mondes de plus en plus grands et de plus en plus vivants, dans lesquels le joueur peut déambuler à sa guise. Cependant, la majorité de ces créations sont des fictions, ce qui n’est pas tout à fait le cas du film qui nous intéresse ici.

La spécificité de Knit’s Island réside dans son aspect documentaire. En effet, le film nous propose une immersion dans un des serveurs du jeu Day-Z, un jeu en ligne dont le but est de survivre dans un environnement post-apocalyptique peuplé de zombies et de menaces en tout genre. Dans ce serveur en particulier, les joueurs ne font pas que jouer selon les règles pré-établies, ils endossent un rôle choisi par leurs soins et créent ainsi une expérience entre l’improvisation théâtrale et la série télé. Rien n’est interdit, mais l’entente tacite entre les joueurs est de respecter la cohérence de l’univers choisi et de ne pas évoquer le réel en dehors du jeu pour ne pas briser l’immersion des participants. Pour rendre compte de cette expérience sans briser l’immersion, les réalisateurs se présentent à d’autres joueurs en tant que documentaristes, l’un de leurs avatars porte même un uniforme reprenant ceux portés par les journalistes de guerre. C’est d’ailleurs lui qui se chargera d’interviewer les différents joueurs rencontrés tout au long du récit, tandis que les deux autres se chargent de la prise de vue, l’un s’occupant des plans larges et l’autre les plans plus serrés. Grâce à ces deux « caméras », le long-métrage propose une variété de points de vues et de cadre pour mettre en valeur les situations qu’ils observent : sans aucune interface – pas de barre de vie, de carte ou d’indicateur de munitions – les cadreurs peuvent ainsi insister sur l’aspect contemplatif de ces mondes virtuels. Un habile travail de sound design donne ainsi à ces plans fixes de nature factice un caractère apaisant.

Sept silhouettes, petites dans le paysage de crépuscule sur une vaste plaine, se tiennent debout dans le film Knit's Island, le dos légèrement voûté.

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La première partie du documentaire nous fait rencontrer un groupe de joueurs incarnant des “sauvages” ayant profité de l’apocalypse pour se livrer au cannibalisme. Ici pas de mention du monde réel, tout le monde joue son rôle à la perfection. Si bien, que, dans une scène d’interview avec la cheffe de ce fameux groupe, on ressent une véritable tension qui n’est pas sans (déjà) rappeler la scène (déjà) culte de Civil War (Alex Garland, 2024) avec Jesse Plemons. Il est à ce propos assez saisissant de voir à quel point chaque coup de feu est angoissant dans cet univers fictif où la mort ne déclenche pourtant qu’un recommencement. La mort d’un des réalisateurs conclut d’ailleurs ce segment, tandis que la suite du film se concentrera surtout sur les liens sociaux et affectifs que les joueurs ont réussi à créer entre eux au fil des années. La frontière entre l’avatar de ces joueurs et leur véritable identité se délite progressivement. On rencontrera ainsi un couple de joueurs, également couple dans la vie, qui s’amuse notamment à jouer avec les limites techniques du jeu en exploitant des bugs. Ce qui donne ainsi lieu à des séquences abstraites mais également contemplatives. L’une des plus belles idées du film – et qui donne son nom au sous-titre de ce dernier – c’est une expédition menée par un groupe de joueurs pour se rendre à l’extrémité de la carte pour en découvrir la finalité. Ce périple, qui durera plusieurs heures, donne lieu à des visions stupéfiantes de personnages errant dans un environnement devenu complètement stérile, fautes de textures et surtout, infini

Knit’s Island montre avec tendresse l’importance que ces mondes numériques peuvent avoir pour les joueurs et s’efforce à montrer une véritable variété de profils de joueurs. Sans jugement, car en immersion totale, le long-métrage dénote aussi par sa bienveillance envers une pratique culturelle bien souvent vilipendée comme addictive et vide de sens. Pourtant, il est possible de créer de nouveaux objets, de nouvelles formes grâce au jeu vidéo. C’est le cas de ce drôle de film qui, de par son caractère hybride, oscille toujours entre documentaire et fiction – à l’image des personnages qui le traversent, tantôt joueurs, tantôt personnages – et s’inscrit (déjà) comme une œuvre avant-gardiste, peut-être la plus belle symbiose entre cinéma et jeu vidéo qu’il nous ait été donné de voir.


A propos de Antoine Patrelle

D'abord occupé à dresser un inventaire exhaustif des adaptations de super-héros sur les écrans, Antoine préfère désormais ouvrir ses chakras à tout type d'images, pas forcément cinématographiques d'ailleurs, à condition qu'elles méritent commentaire et analyse. Toujours sans haine ni mauvaise foi.

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