Glass 4


Juste au moment où nous désespérions des films de super-héros et de leurs interminables franchises – ce qui ne s’est pas arrangé depuis – M. Night Shyamalan réactivait à la fin de Split (2017) l’idée de donner suite à son film de super-héros, l’emblématique Incassable (2000). C’est donc aujourd’hui que nous arrive ce projet fou, croisant les univers et les personnages des deux films. Avec Glass, Shyamalan ne fait pas qu’assouvir nos fantasmes, mais nous propose également une analyse forcenée et théorique de sa propre œuvre, un commentaire acerbe sur les dérives du monde contemporain et de ses divertissements ou encore tout simplement un mélodrame étrange et pur dans la continuité absolue d’une œuvre à la cohérence de plus en plus évidente. Il nous est impossible d’évoquer le film sans déflorer des parties importantes de son récit. Vous êtes prévenus, attention aux spoilers.

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Origines éternelles

Dans l’épisode 17 de la saison 6 de Buffy contre les vampires (Joss Whedon, 1997), le fameux et traumatisant « Normal Again », Buffy est en proie à des hallucinations qui la font douter de sa nature profonde. Elle se retrouve dans un hôpital psychiatrique, où des médecins, les membres de sa famille, prétendent que tout ce qu’elle a vécu pendant six saisons, son combat contre les vampires, son destin de Slayer, tueuse élue pour sauver le monde, n’était qu’une vaste hallucination, le produit de son esprit malade. Le spectateur, en état de sidération, se met alors comme Buffy à remettre en question tout ce qu’il a vu, à interroger la véracité de tous ces éléments fantastiques rendus si tangibles par l’émotion ressentie et l’attachement aux personnages. M. Night Shyamalan assume avec Glass, de la manière la plus explicite et la plus ludique qui soit, l’idée que sa filmographie puisse être considérée comme un univers complet : un M. Night Cinematic Universe. Si l’on s’autorise alors à regarder cette filmographie comme une longue série, ce nouvel épisode y occuperait exactement la même place que « Normal Again » dans Buffy : celle d’une profonde remise en question, forcenée et presque crispante de tout ce que nous avons vu dans son œuvre, de tout ce en quoi nous avons cru.

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Alors que le film s’ouvre par la vision de David Dunn, héros d’Incassable, assumant pleinement son statut de justicier surhumain, très vite l’intrigue effectue un virage déroutant et démesurément long dans un hôpital psychiatrique. Ceux qui ne supportaient pas les références psychanalytiques de Split – qui en faisaient La Maison du Docteur Edward (Alfred Hitchcock, 1945) de son auteur – risquent de grincer des dents. Car après une première confrontation entre David Dunn et le personnage aux 24 personnalités de Split, renommé ici « La Horde », les deux sont arrêtés et internés dans le même hôpital psychiatrique que celui où est enfermé Mr. Glass, le personnage incarné par Samuel L. Jackson, atteint de la maladie des os de verres, qui assumait son statut de super méchant à la fin d’Incassable. Les trois personnages sont pris en charge par une psychiatre, le docteur Ellie Staple, spécialiste d’une prétendue pathologie moderne touchant des personnes persuadées d’être dotées de pouvoirs surhumains. Ce personnage, incarné par la remarquable et charismatique Sarah Paulson, vient donc faire douter nos super-héros, les intimer qu’ils ne sont que des êtres normaux qui ont cru naïvement et maladivement que leurs faiblesses pouvaient être des forces et qu’ils avaient une place plus importante que le commun des mortels dans le monde.

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Le cinéma de Shyamalan, au moins jusqu’au Village (2004) nous avait habitué à ce questionnement sur la nature profonde des mythes et des phénomènes paranormaux, instaurant toujours un doute sur leur existence dans la fiction, jusqu’à ce que la candeur exacerbée et bouleversante de La Jeune fille de l’eau (2006), où aucun personnage ne doutait de l’existence du paranormal, ne vienne balayer toutes ces incertitudes. Mais avec Glass, Shyamalan revient interroger comme jamais, et avec une vraie radicalité théorique, sa croyance, sa candeur, sa foi dans la fiction et le fantastique. Comme intimé par notre époque normative – dont les divertissements cyniques nous interdisent de croire un seul instant à ce qu’ils pourraient raconter et créer – de lâcher l’affaire et d’admettre une bonne fois pour toutes que son univers, ses héros cabossés mais rendus sublimes et héroïques par son regard, sa croyance n’étaient finalement que des élucubrations sans intérêt, de pures et simples mensonges dont il convient de rire plutôt que de pleurer. Rappelons-nous la violence des réactions à l’époque de Phénomènes (2008) de toute la presse et de la plupart des spectateurs qui, hilares, reprochaient au cinéaste de prendre au sérieux les événements, pourtant tragiques et terrifiants, de son film. La longueur et la certaine raideur de la partie à l’asile, ses décors confinés et blanchâtres, témoignent de la violence de cette remise en question imposée. L’image la plus forte de cette violence se situe peut-être dans les dispositifs installés dans les chambres des super-héros pour empêcher toute tentative d’évasion de leur part. David Dunn est entouré d’une tuyauterie sophistiquée qui le noiera au moindre mouvement suspect, lui dont la seule faille est de ne pas supporter l’eau ; « La Horde », elle, se voit placée devant un empilement de flashs surpuissants qui se déclenchent à chaque fois qu’une de ses personnalités devient trop agressive. A chaque flash, une personnalité prend le pas sur la précédente. Plus d’une fois, la lumière blanchâtre et agressive des flashs vient occuper tout l’écran et nous agresser à notre tour : comme pour nous forcer à ne plus y croire, aveugler définitivement nos yeux candides épris de surnaturel. Cette violence est confirmée par la révélation finale dévoilant que cette intervention psychiatrique n’était que le complot d’une organisation mondiale chargée de dissimuler au monde l’existence des super-héros.

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Ce parti-pris de triturer jusqu’à la moelle sa croyance, de ré-interroger, voire d’analyser cliniquement les origines de ses super-héros est un choix d’une audace folle qui risque d’en dérouter plus d’un, non seulement parce que Glass est vendu partout comme un film d’action ultime – notons d’ailleurs que la bizarrerie du film ne s’affirme jamais plus que dans ses scènes d’action, probablement les plus prosaïques du long-métrage, qui sont pourtant toujours très longues et par là insondables – mais aussi et surtout parce qu’il fait déjà suite à deux Origines story. Shyamalan surprend de nouveau son monde, en assumant une marginalité frondeuse et une étrangeté souveraine, imposant ainsi un nouveau film d’origines. Car en effet, face aux questions terrifiantes issues d’une rationalité écrasante et consumériste, à l’injonction normative de leur temps, Dunn, Glass et La Horde devront de nouveau apprendre à devenir ce qu’ils sont, c’est-à-dire des êtres différents, blessés, et en cela extraordinaires. A la fin, dans l’une des plus belles scènes du film, Elijah Price, dit Mister Glass, le confirme dans une phrase qui sonne autant comme une sentence théorique que comme l’aveu bouleversant d’un personnage toujours en quête d’une place dans le monde : « That was an origin story all along ». Pourquoi toujours tout recommencer ? Pourquoi sans cesse revenir aux origines ? Faire naître et renaître incessamment ses personnages ? Les confronter constamment à leurs traumatismes ? Parce c’est le lot de tout être humain, et que Shyamalan ne fait pas de différence entre les personnes normales, leurs blessures de chaque jour, et les super-héros, tout comme il ne fait pas de vraies distinctions, au sens moral du terme, entre les « méchants » – Glass et la Horde – et les gentils – David Dunn, son fils Joseph et Casey. Chacun à leur manière occupe une place essentielle au sein d’un équilibre global. Tous ont leurs souffrances, leurs doutes, et ont droit à la même charge émotionnelle. Car Shyamalan nous a permis de nous y identifier, d’envisager leurs doutes et leur quête d’acceptation, et ainsi d’apprendre. C’est tout simplement ce que devrait produire sur nous tout grand film de super-héros. Revenir aux origines permet donc également à Shyamalan, cinéaste, de rabattre les cartes de sa propre œuvre et de nous rappeler purement, et dans notre temps où nous en avons plus que jamais besoin, les puissances de l’identification, de l’émotion, de la fiction. Celles des origines.

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Pourtant, on pourrait croire un court instant que Shyamalan cède à l’injonction post-moderniste d’une ironie sur l’univers créé, notamment lors de son traditionnel caméo au début du film, où il fait une référence appuyée à celui d’Incassable. Mais très vite, on comprend que Glass est la réponse ludique et évidente à l’horreur normative et cynique de notre époque, celle qui se décline partout mais spécifiquement dans les adaptations contemporaines des comics. Pour notre plus grand bonheur, Shyamalan se montre donc incapable de créer autre chose que la (re)naissance de ses héros. Alors qu’on pensait que David Dunn et Mr Glass avaient enfin compris leur mission à la fin d’Incassable, et que la horde incarnée par James McAvoy avait trouvé une raison d’être en super vilain brisé, capable de se transformer en « Bête » surhumaine depuis le climax de Split, ces personnages vont devoir de nouveau l’apprendre, pour que nous, spectateurs, réapprenions ce qu’est la puissance de la fiction et de l’émotion dans un film de divertissement. Il y a quelque chose de très beau dans le fait de voir un cinéaste renouveler et à ce point radicaliser son propos et sa vision du monde dans le film qui aurait pu être son plus normatif. Sur le papier, Shyamalan respecte malignement le cahier des charges du film de super-héros contemporains en rassemblant tous ses supers dans ce nouveau film. Mais en tous points, il en prend le contre-pied.

Cela se voit de la plus belle des manières dans l’affrontement final, bouleversant et très profond. Dans un précédent article, je reprochais à Avengers : Infinity War (Joe et Anthony Russo, 2018) le gigantisme de son climax dans son décorum et dans la « forme » – le sort du monde entier est en jeu, la moitié de la population peut mourir – et sa petitesse ridicule sur le fond – aucune mort n’a d’importance, car toute décision dramaturgique est effaçable par la simple volonté mercantile du studio. Par Glass, M. Night répond explicitement à cette dérive en faisant l’inverse : un climax minimal dans la forme – alors qu’il nous est promis qu’il se déroulera à l’inauguration de a Tour Osaka, plus grand gratte-ciel de la ville, il aura lieu dans un souterrain puis dans la cour de l’hôpital psychiatrique, à hauteur d’hommes – mais incroyablement intense et triste sur le fond, où les forces de la norme se déploient avec une cruauté terrifiante. Comme toujours avec Shyamalan les émotions y sont profondes parce que le spectaculaire n’est pas celui que l’on croit. Il ne se trouve pas dans une scène d’action dantesque avec multiples explosions et à grands renforts de pyrotechnie, mais dans l’écriture la plus fine qui soit – il faut voir comment Shyamalan peut nous faire pleurer en en quelques dialogues, filmés en champ contre champ, entre les supers et leurs proches notamment entre Kevin Wendell Crumb, accompagné de toutes ses autres personnalités, et Casey, incarnée par la toujours aussi envoutante Ana Taylor-Joy –, dans une croyance constamment renouvelée par le film tout entier et finalement indéfectible pour ses personnages malades ou brisés, et une mise en scène qui sait toujours comment impressionner avec le minimum d’effets de manche. Cette pureté de la mise en scène, questionnant chaque image – les sur-cadrages, les effets de reflets et plans-séquence éblouissants surabondent comme dans tous ses plus grands films – est aussi ce qui fait la profonde modernité de ce nouvel opus, et qui le détache d’une simple attaque un poil réactionnaire des dérives de notre époque. La mise en scène, et la confirmation théorique que constitue l’épilogue magnifique, rappelle aussi la puissance des images, et donc du cinéma comme vecteur de mythes, mais aussi de sursaut des consciences. Loin de vomir son époque, Shyamalan se sert de ses outils, notamment numériques et filmiques, et appelle le spectateur, et le peuple, à s’en servir avec sa conscience et un regard intelligent.

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En plus d’une nouvelle modernité de mise en scène, qui confirme le virage opéré dans sa carrière avec The Visit (2015), le cinéaste confirme son statut de surdoué de l’écriture. On peut l’observer donc dans le parcours redéfini qu’il donne à ses superhéros – en ce sens, le flash-back de l’enfance de Mr Glass est un sommet d’intensité – mais aussi dans la finesse de caractérisation des personnages secondaires. C’est le cas de Casey mais aussi de deux autres magnifiques personnages secondaires, tout droit sortis d’Incassable. D’abord Madame Price, la mère d’Elijah dit Mister Glass, mais surtout Joseph Dunn, le fils de David, qu’on retrouve lui aussi 19 ans après le même opus, incarné toujours par Spencer Treat Clark. Il est très émouvant de constater le devenir adulte du petit garçon d’Incassable, confronté à un deuil impossible, qu’on revoit aussi enfant dans des flash-backs qui sont en fait des scènes coupées, toutes sublimes, du premier film de la trilogie. Idem pour la séquence d’Elijah à la fête foraine, ce qui la rend d’autant plus forte. La façon dont le réalisateur imbrique des images du passé de son propre cinéma dans ce nouveau film a quelque chose d’à la fois virtuose et déchirant. Comme il le désirait, il parvient à la fois à dessiner une trilogie d’une cohérence absolue, et trois parties tout à fait singulières. Le propre de son Œuvre complète, que vient enrichir en ce début d’année un point final d’une beauté toujours retorse et d’une candeur inaltérée.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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4 commentaires sur “Glass

  • trineor

    Faites attention à tenir le contrat que vous établissez avec votre lecteur au début de votre texte, s’agissant des spoilers.

    Ça m’a énervé sur SensCritique, mais au terme de la lecture, le plaisir pris à vous lire l’emporte : c’est passionnant à lire, pas simplement pour Glass, mais pour la perspective plus globale sur le cinéma de Shyamalan. Ce que vous écrivez me convainc d’avance de la cohérence thématique et artistique du film avec les précédents, me presse de le découvrir en salle, et m’interroge d’ores et déjà beaucoup sur ce qui peut expliquer l’accueil critique si froid que le film est en train de recevoir.

  • pjdelvolve

    Merci pour votre commentaire, on va peut être changer la formulation sur le «spoiler». Disons qu’au vu de tout ce qu’on pourrait dévoiler encore, finalement ce qui est écrit ici ne me paraît pas correspondre à «de trop importants spoilers», mais c’est un tort. Je pensais que l’avertissement, et la longueur de l’article, suffiraient à faire reculer ceux qui voulaient en savoir le moins possible avant de voir le film. Mais c’était un tort.
    J’espère en tous cas que vous éprouverez le même plaisir que moi devant le film !