[Bilan 2018] Blockbusters, en toute franchise 6


Après une année 2017 qui avait vu naître quelques espoirs d’une ère de blockbuster post-Fury Road, 2018 fut l’année du retour à une terrifiante médiocrité ambiante dans les produits des grosses machines hollywoodiennes. Il faut pourtant dépasser ce constat d’évidence pour observer qu’il existe des espaces de résistance, et peut-être même le début d’un important combat entre des auteurs aux aspirations de fiction pure et la logique atroce, décérébrée et boulimique de fric de grands studios au plus bas de leur inspiration. Un combat rendu emblématique par la sortie presque conjointe des deux blockbusters les plus importants de l’année, quoi qu’on pense de leur qualité : Ready Player One (Steven Spielberg, 2018) et Avengers : Infinity War (Joe et Anthony Russo, 2018).

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Guerre et misère du blockbuster

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Wade Watts descend des étages de bidonvilles. On aperçoit à chaque étage, par les fenêtres, des personnes affublées de masques de VR s’agitant dans le vide. Wade nous dit quelques mots en voix-off ses parents sont décédés, le monde a sombré dans le chaos, la seule échappatoire se trouve dans l’univers en réalité virtuelle créé par James Halliday: l’Oasis. Wade enfile une combinaison, puis son propre masque. Sans coupe, la caméra épouse la vision du héros et voltige en plan séquence dans cet univers en perpétuel recomposition. Depuis Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015), jamais un univers ne nous avait été proposé dans une telle économie dramaturgique et une telle virtuosité formelle. L’effet de sidération que l’ouverture de Ready Player One nous procure n’est pas uniquement lié au génie de la mise en scène de Steven Spielberg, il est aussi consécutif d’une forme d’amnésie imposée au spectateur des blockbusters contemporains. Nous ne sommes plus habitués à entrer dans un univers inédit, à répondre à l’invitation d’un cinéaste nous proposant un pas en avant vers la fiction, le rêve. Le sublime plan d’entrée dans le casque est en cela un programme : il nous faut nous fondre dans le regard du personnage, être partie prenante de son aventure. Plus d’une fois, la participation du spectateur sera convoquée dans le long-métrage tout autant que son regard sera interrogé, ce n’est pas pour rien que pour remporter la première étape du jeu, course de voiture dantesque, Wade devra être lui-même spectateur de la course… Que s’est-il passé pour que la moindre proposition d’univers, la moindre implication du spectateur, provoque aujourd’hui un tel effet de sidération, voire peut-être même de rejet pour le spectateur non aguerri ? L’accumulation outrancière de franchises à rallonge, où chaque long-métrage est une vaste bande-annonce pour sa suite, donne lieu à un dramatique effet pervers. Les productions se suivent et se ressemblent, amenuisant toujours un peu plus l’attention de celui qui regarde et ne peut finalement que s’extasier devant les travaux des responsables des effets-spéciaux. Le programme est toujours sensiblement le même : le film s’étend le plus souvent sur deux heures et peu de choses, s’animant autour de piteux enjeux. Il démarre souvent par une séquence pré-générique faite d’un événement un peu marquant et s’achève sur un climax minuscule si l’on prend ne serait-ce que deux minutes pour l’analyser, mais le simple argument  du spectaculaire et un cliffhanger bien senti, suffiront à convaincre le spectateur apathique de se déplacer pour voir la suite. La formule a fait ses preuves au box-office et en 2018 ses petits enfants ont tout écrasé sur leur passage.

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Rarement une année cinématographique n’aura été aussi emblématique de cette opposition de deux visions du cinéma et du grand spectacle. La sortie presque conjointe de Ready Player One, qui serait le représentant d’une vision ludique et participative du divertissement, et de Avengers : Infinity War, qui lui serait l’aboutissement définitif de la logique des franchises, permettait de faire l’expérience claire et nette de cet affrontement entre deux forces. Pourtant, d’un côté certains pourront arguer que Ready Player One est en quelque sorte la “franchise absolue”, le film mixant tous les personnages et univers les plus illustres de la culture populaire de ces trente dernières années. De l’autre côté, certains pourraient démonter ce constat en prétextant que pour une fois, Infinity War n’aboutit justement pas à un climax minuscule, loin de là, puisque la moitié des personnages y meurent, ou plutôt y disparaissent. D’abord, impossible de nier que le long-métrage de Spielberg réinvestit et jubile d’objets cultes de la pop-culture, mais il est tout aussi évident qu’il les interroge constamment comme des objets de consommation falsificateurs. Le « méchant » du récit, Nolan Sorrento – qui n’est jamais loin des capitalistes sordides et grotesques des réalisations hollywoodiennes de Paul Verhoeven – convoite la maîtrise de cet univers totalement dédié à la nostalgie consommatrice, justement pour sa puissance d’hypnose des consciences, quand Wade cherche à se placer dans les pas de Halliday, le créateur idéaliste. On a même reproché à Spielberg d’avoir un rapport parfois distant à la pop-culture et au virtuel, notamment pour sa fin soi-disant expéditive. Pourtant, il est clair pendant tout le film que Spielberg préfère mêler réel et imaginaire, plutôt que de se réfugier uniquement dans sa pure rêverie numérique, parce qu’il bascule constamment de ses personnages en chair et en os à leurs avatars. Là encore, le spectateur est invité à jouir des pouvoirs enchanteurs du numérique tout en s’interrogeant sur sa réalité physique, sa provenance. Ensuite, pour répondre à ceux qui défendent la puissance du climax de Infinity War, je me permettrais de rappeler qu’avant ce climax il faut déjà subir au moins 1h45 de vide intersidéral (si si, souvenez-vous, on passe beaucoup de temps à aller chercher un marteau). Ensuite, il suffit de rappeler qu’avant d’être des films, les objets Marvel sont de purs produits marketing, qui antérieurement à leur existence à l’écran se répandent sous formes de promesses, de teasers en trailers, d’annonces et rumeurs sur tous les réseaux sociaux. Dès lors, le moindre spectateur aguerri, un poil au courant de l’actualité Marvel, sait que beaucoup des personnages qui ont disparu dans ce grand final ont déjà une suite de leur récit « solo » programmée. C’est notamment le cas du Spiderman incarné par Tom Holland dont la disparition est paradoxalement la mieux écrite de toute, alors qu’il réapparaitra dans un solo l’an prochain… Il y a donc là un cynisme terrible de prétendre au climax ultime – la disparition de la moitié de la planète est en jeu – tout en sachant évidemment que son issue n’aura de toute manière aucune importance. Infinity War est donc bien l’aboutissement de la logique des franchises : démarrant sur la mort de Loki, continuant sur un amas de rien censé rassembler les 30 personnages, pour aboutir à un climax gigantesquement minuscule, puisqu’il est forcément aussi effaçable que ses personnages. Tant qu’il y aura de l’argent à se faire, des films se feront, et chaque décision scénaristique sera effaçable à volonté. La suprématie de Disney n’a dans cette logique aucune limite, puisque même les décisions prises avant que la boîte ne possède les droits des franchises sont réversibles, comme le prouve l’aberrant caméo de Dark Maul dans Solo : A Star Wars Story (Ron Howard, 2018). Aucune mort n’a d’importance. A fortiori, on peut dire que les morts ne sont pas non plus d’une importance folle dans Ready Player One puisque dans l’Oasis, la mort ne signifie qu’un retour à zéro comme dans n’importe quel jeu vidéo. Ce constat est d’abord erroné puisque le jeu va jusqu’à tuer dans le monde réel – un attentat est commandité par Sorrento contre Wade menant à la mort de son oncle et sa tante – et il ne rend pas compte de la puissance visionnaire des morts dans l’Oasis. Quand ils sont tués les avatars s’évaporent en pièce de monnaie comme s’ils étaient dans cet univers un portefeuille avant d’être une conscience. D’où, là encore, l’importance des corps et visions du réel dans Ready Player One : avant d’être ces avatars, les personnages sont des corps, faits d’une conscience, d’un désir, d’une volonté. Notons par là que beaucoup des décisions essentielles de la narration sont prises par les personnages dans le réel, et quand Spielberg fait mourir Le géant de fer  figure réinvestie totalement au premier degré et véritable recréation d’un des personnages principaux, Aech – il le fait mourir dans la lave, de telle manière qu’aucune pièce de monnaie ne puisse en sortir. C’est une pièce de fiction pure qui a été engloutie par un système d’une voracité inouïe. 

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Le spectateur recherché par Marvel et Disney est donc peut-être l’avatar type de Ready Player One : consommateur interchangeable téléguidé par sa nostalgie. Cette dimension démesurément marketing des produits Marvel est essentielle à rappeler, parce qu’elle va parfaitement dans le sens d’une idée bassement consommatrice de la fiction. On doit regarder un Avengers comme on bouffe un McDo : à la satisfaction d’une durée limitée suit l’envie de consommer immédiatement la suite. Finalement, pourquoi s’en offusquer ? N’est-ce pas l’essence même du blockbuster qui est avant toute chose un objet imposé à la vue de tous par une publicité forcenée et une sortie écrasante ? A la logique du popcornmovie on est en droit de penser que Marvel a fait ses preuves, malgré la nullité crasse en termes de mise en scène des séquences d’actions des deniers yesman qu’ils ont choisis comme artisans de leurs ultimes opus tels les innommables frères Russo. La sagesse de Spielberg a toujours été justement, d’user de cette matière première et des moyens du grand spectacle pour faire participer son spectateur à une aventure ludique et réflexive. Les auteurs dans ce même sillon se font de plus en plus rare aujourd’hui – James Cameron, George Miller, les sœurs Wachowski, Sam Raimi, Peter Jackson, Robert Zemeckis, et Brad Bird, seul autre représentant de cette triste année – et leur absence, pour la plupart, s’est faite cruellement sentir en 2018. Pourtant, l’analyse plus poussée des divers blockbusters sortis cette année nous oblige à aller plus loin que cette simple opposition. Car la volonté de proposer des univers nouveaux et des fictions au premier degré n’est pas l’assurance de faire du bon cinéma, et la jointure à des franchises n’est pas la garantie d’assister à un creux et atroce vomi numérique. Par exemple, on pouvait placer de beaux espoirs dans Mortal Engines (Christian Rivers, 2018), entreprise produite par Peter Jackson, à l’univers potentiellement riche, et dont la scène d’ouverture dantesque, sorte de croisement détonant entre Miyazaki et Mad Max, semblait confirmer les espoirs placés en lui. Malheureusement, le film rentre dans les rangs, se réfugiant dans un plat remake désincarné de Star Wars. Comme si une franchise, (probablement la plus emblématique de toutes et celle la plus amenée à régner de nouveau) venait pervertir de l’intérieur les tentatives d’innovation d’une autre. Le cas de Mortal Engines est emblématique dans son ratage, et son accueil désastreux a, malgré tout, de quoi attrister. On a pu notamment entendre ici et là que le long-métrage ne choisissait pas son ton. C’est injuste, car précisément, il le choisit très nettement, c’est celui d’un premier degré total, sans la moindre ironie. Encore une fois, ce premier degré est tellement absent des écrans de nos jours qu’il ne souffre pas de la moindre imprécision, le moindre acteur imparfait, sous peine d’être tout de suite taxé de « grotesque », de « ridicule », à grand coup de tweets assassins. De l’autre côté, des films de franchises ont pu se montrer plus inventifs que leurs scénarios parfois très pauvres. Difficile de placer Spiderman : New Generation (Peter Ramsey, Bob Persichetti et Rodney Rothman, 2018) dans cette catégorie tant il répond justement en tout point à ce que nous décrivions en premier : un univers inédit et radical – ce qu’il est, au moins plastiquement – présenté en peu de temps, des personnages incarnés et de véritables enjeux et ce malgré les dérives abusivement post-modernistes de morceaux entiers du récit. En revanche, il est intéressant de noter que la faiblesse des enjeux des vastes films bandes annonces que sont les produits des franchises peut aussi donner lieu à des expérimentations graphiques intéressantes, comme si la page blanche que constitue ces scénarios ineptes laissait libre court à un laboratoire numérique foisonnant. Deux exemples nourrissent ce constat. D’abord, Les Crimes de Grindelwald (David Yates, 2018) qui malgré la petitesse de ses enjeux, et là aussi sa durée aberrante par rapport à la faiblesse de son climax, témoigne d’une vraie inventivité dans la déclinaison de son monde virtuel, où les passages d’un monde à l’autre se font fluides et beaux jusqu’à faire penser à certains effets de Ready Player One justement. Cela étant, le film est aussi exaspérant car il répond parfaitement à cette logique de bande annonce pour la suite, ne prenant jamais la peine de faire entrer le spectateur novice dans son univers, à la manière de n’importe quel Marvel lambda. Dans cette logique d’expérimentations numériques, je pense également à Aquaman (2018) où James Wan est capable de passer du kitsch le plus hideux à des scènes d’action d’une lisibilité jubilatoire, mais aussi à un déploiement numérique d’une véritable inventivité y compris l’apparition d’un dernier monstre qui n’a rien à envier aux plus beaux moments de Pacific Rim (Guillermo Del Toro, 2014). La beauté de certains monstres numériques, qu’on retrouve dans un autre produit franchisé, le décevant mais pas indigne quand on y repense, Jurassic World : Fallen Kingdom (J.A. Bayona, 2018), rappelle la dimension utopique des effets spéciaux numériques qui sont capables d’humaniser de manière de plus en plus stupéfiante les animaux, les dinosaures et les monstres. Malheureusement, aucun des scénarios de ces longs-métrages n’est à la hauteur de cette ambition, comme pouvait l’être La Planète des singes : Suprématie (Matt Reeves, 2017) l’an dernier prouvant encore une fois que les espoirs milleriens, le plus grand des cinéastes animalistes, n’étaient peut-être que des comètes déjà invisibles. Le cas Jurassic World est en cela édifiant : alors que le début du récit semblait faire de la survie des dinosaures, de la défense de l’espèce face à la bêtise humaine, l’enjeu principal du film, il prend finalement un virage extrêmement convenu autour de la création d’une nouvelle espèce artificielle par des imbéciles. L’objet retombe sur ses pieds d’auto-citations et de références appuyées pour ne surtout pas perdre son spectateur déjà convaincu. Attention, s’il n’est pas en terrain conquis, il ne pourra même pas aller pisser au milieu de la narration sans être perdu.

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Tandis que les majors se moquent de plus en plus de la conscience et de la participation du spectateur, on note simultanément une disparition progressive, pour devenir presque totale, du peuple, les gens comme vous et moi, de ces films. A la mort de Stan Lee, Jean-Sébastien Chauvin rappelait très justement que dans l’immense Spiderman 2 (Sam Raimi, 2002), le peuple venait à la rescousse de celui qui venait de les sauver dans une hallucinante scène d’arrêt de métro. Son analyse démontrait aussi très justement qu’aujourd’hui, le peuple n’est souvent plus qu’une foule numérique apeurée, et même, ses héros servent des multimillionnaires (Spiderman au service de Iron Man dans Homecoming). Les films de super-héros ressemblent de plus en plus à des réunions du G8 où les puissants décident du destin du monde, comme en témoigne l’ahurissante scène post-générique de ce grand film royaliste qu’est Black Panther (Ryan Coogler, 2018), ignoble séquence, qui semble avoir été écrite par Bernard Kouchner et Bernard-Henri Lévy, pas très loin de vanter les mérites du colonialisme et de l’ultralibéralisme. On passera là, sur le dévoiement inouï des stratégies de représentations des minorités dans ces productions de grand spectacle pour finalement servir la soupe consumériste. Il ne suffit pas de répondre à des quotas pour faire œuvre politique, mais c’est un autre sujet… En même temps que le peuple disparaît des fictions, on parvient à endormir sa conscience et son jugement. C’est là que les images des anonymes masqués s’agitant dans le vide de Ready Player One et de ceux hypnotisés des Indestructibles 2 (Brad Bird, 2018) nous reviennent brutalement en tête et apparaissent probablement comme les images les plus fortes de l’année. Leurs auteurs, par un effet de miroir, nous invitent à repenser notre place et à un sursaut salutaire. Spielberg est encore celui qui nous réveille le plus clairement. Par exemple dans le superbe appel populaire de Wade dans Ready Player One. Haranguant la foule des joueurs, et donc des spectateurs, celui-ci nous interroge : « Ask yourself. Are you willing to fight ? ». Face à la misère de ce que nous propose Hollywood, et avec des réalisations aussi virevoltantes et enthousiasmantes que celles de Steven Spielberg, mais aussi de Brad Bird, plus que jamais, oui, nous voulons nous battre.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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