La Nurse


Elephant continue son travail de rééditions de pépites horrifiques du catalogue d’Universal, et quand la maison croise la route de l’un de nos cinéastes de chevet, on ne peut passer à côté. Si cette Nurse (1990) n’est probablement pas le film le plus mémorable de William Friedkin – disons-le d’emblée, loin de là – il n’en constitue pas moins une étape importante de sa carrière.

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A la croisée des chemins

Difficile de lister les films composant la filmographie de William Friedkin avant La Nurse (1990) sans garder la bouche ouverte et les yeux ébahis. En effet, des Garçons de la bande (1970) au Sang du châtiment (1988), en passant par tous ses projets les plus célèbres, Friedkin empile les chefs-d’œuvre comme peu d’autres cinéastes peuvent s’en vanter. Mais un réalisateur ne peut être aussi génial à Hollywood sans en payer le prix, et comme le souligne Laurent Duroche dans l’entretien des bonus de l’édition vidéo dont il est question ici : au moment de réaliser La Nurse, Friedkin est dans le creux de la vague, ou plutôt au fond du trou. Faire ce constat paraît totalement absurde, mais effectivement après les triomphes French connection (1971) et L’Exorciste (1973), tous les films qui suivent auront beau être sublimes, ils iront du désastre financier total – le fameux cas Sorcerer (1977) – aux échecs tous plus ou moins attaqués, voire reniés comme Cruising (1980) et Police Fédérale, Los Angeles (1985). Le sang du châtiment, film à scandale, monté et remonté, est peut-être le point de rupture de la carrière de Friedkin, on espère d’ailleurs qu’un éditeur voudra bien un jour nous gratifier d’une édition avec les deux versions du long-métrage ! Assez logiquement donc, plus personne ne veut travailler avec le cinéaste, et c’est là que lui est proposé le scénario de La Nurse, censé être son grand retour vers le fantastique, l’horreur, qui fît sa gloire au moment de L’Exorciste.

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Le film raconte l’histoire d’un couple qui débarque à New York. Ils ont un enfant, embauchent une nounou d’abord adorable et sexy. Problème : elle se révèle être une druidesse sacrifiant les bébés pour des puissances occultes et notamment un arbre satanique. Autre problème : Friedkin déteste le scénario et passera un temps fou à le retravailler et ce même pendant le tournage. Autant le dire d’emblée, cela se ressent, et La Nurse apparaît très clairement bancal dramaturgiquement et fait de trous de récit évidents. L’intérêt du film se trouve pour ma part beaucoup plus du côté de la théorie que de l’expérience sensitive et émotionnelle. Bien sûr, il a ses morceaux de bravoure – une belle séquence de cauchemar, le final grand-guignolesque, et des idées de montage comme lui seul en a l’intuition – mais force est de constater que le cinéaste semble avoir du mal à s’y retrouver dans cette entreprise bâtarde. Abandonnant totalement le style frontal de L’Exorciste, Friedkin s’essaie à une horreur lorgnant vers le grotesque, travaillant une imagerie ancestrale et délirante. Mais à ce niveau, il paraît totalement dépassé par beaucoup de ses contemporains et notamment Tobe Hooper auquel on pense forcément ici et là. Hooper qui s’est toujours montré beaucoup plus à l’aise dans ce registre et ce en particulier à la même époque réputée pour être faible en termes d’horreur où il réalisa deux de ses plus grands films Combustion spontanée (1989) et The Mangler (1994). Si les œuvres de Hooper fonctionnent si bien, c’est qu’il croit pleinement dans cette puissance du grotesque, et que cette croyance s’accorde à une vision du monde et à une rare rage politique. Friedkin a toujours été beaucoup plus friand d’un style réaliste et immersif, et on sent bien que sur toutes les scènes d’horreur à la limite de l’onirisme le cinéaste n’est pas très impliqué ou alors le cul entre deux chaises, incapable de vraiment saisir son ton. C’est particulièrement le cas pendant les scènes impliquant l’arbre qui sont totalement dépassés par les séquences de forêt des Evil Dead de Sam Raimi.

Théoriquement, La Nurse devient alors assez passionnant. Si Friedkin est dans le creux de la vague économiquement, il est également le cul entre deux chaises artistiquement, ou plutôt à la croisée des chemins : entre celui des grandes années passées de son cinéma, et celles d’aujourd’hui dont la principale caractéristique est le cynisme. Les films des années 2000 de Friedkin témoigneront d’un esprit en rage contre son monde, dont la maîtrise formelle ne servira plus que des jeux de massacres de figures détestables et détestées par son auteur. Comme si le cinéaste, fatigué d’être dépassé (au cinéma comme dans la pensée) allait se venger et massacrer ces hommes, ce monde, ce cinéma qu’il exècre. Ce cynisme trouve un point d’accomplissement génial et dégénéré dans Bug (2004) et selon moi un point de non-retour plus désagréable dans Killer Joe (2011) mais surtout des prémices passionnantes dans cette Nurse. Pendant toute la première partie, la nurse en question, incarnée par Jenny Seagrove, peut être vue comme le pendant féminin et sexy du personnage de Matthew McConaughey dans Killer Joe. Le personnage n’est pas un flic dégénéré, plutôt une druidesse sexy certes, mais elle a dans un premier temps la même fonction de déstructuration de la cellule familiale lambda américaine. En outre, on sent ici et là le mépris de Friedkin pour son personnage principal, jeune yuppie publicitaire assez idiot, incarné souvent maladroitement par Dwier Brown, ainsi que pour son mode de vie familiale ici massacré par des puissances occultes. En cela, le dernier plan condamne totalement cette petite famille tranquille, et le final complet est la manifestation la plus évidente de cette position intenable du cinéaste. Par exemple, la longue complainte lacrymale de Carey Lowell, la mère à la recherche de son enfant perdu, fait évidemment écho aux déchirantes larmes d’Ellen Burstyn, mère brisée de L’Exorciste. Cet écho est encore plus évident quand les parents observent leur bébé ausculté à l’hôpital. Mais, ici, quelque chose s’est perdu. Comme si la puissance mélodramatique du chef-d’œuvre de 1973 n’avait plus sa place dans l’œuvre de Friedkin qui ne veut plus offrir cette émotion à des personnages qu’ils méprisent et vient punir à la manière de cette nurse démoniaque.

On regrette alors ce regard plein d’empathie d’antan, ou alors le regard plus assumé et virtuose dans le cynisme de la fin de sa carrière, mais on finit par se satisfaire de cet objet malade et passionnant, véritable curiosité et point de retournement dans la carrière d’un immense cinéaste. Elephant permet de le (re)découvrir dans un très beau master. Visuellement, le Blu-Ray rend hommage à la belle et étrange photographie de John A. Alonzo, et le son 2.0 se montre d’une grande propreté. L’édition n’est pas riche en bonus, mais l’entretien avec Laurent Duroche est concis et intéressant. On y trouvera aussi les bandes annonces pour de futures éditions alléchantes.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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