High Life 1


Projet alléchant dont on entend parler depuis bien longtemps, de sa gestation jusqu’à présentation à Toronto où il occupait la place de la traditionnelle «séance malaises et vomis», High Life (Claire Denis, 2018) débarque enfin sur nos écrans, précédée d’une réputation de chef-d’œuvre sulfureux et mystique. Mais Claire Denis est-elle vraiment revenue à son meilleur niveau ?

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Fluide Glacial

Qu’on le veuille ou non, Claire Denis est l’une des cinéastes les plus singulières du paysage cinématographique français des trente dernières années. Mais après le raté Les Salauds (2013) et la désastreuse croûte pleurnicharde et bourgeoise écrite avec Christine Angot Un beau soleil intérieur (2016), j’avais le sentiment d’avoir définitivement perdu l’auteure des tant aimés Beau Travail (2000) et Vendredi Soir (2002) ou encore des instants les plus impressionnants de Trouble Every Day (2001). L’ambition, le casting, le pitch et les premiers retours de ce nouveau film me faisaient espérer un retour en forme. Autant le dire tout de suite, ce retour a bel et bien lieu mais pour un résultat tour à tour impressionnant et agaçant, ambitieux et pourtant parfois un peu poseur. High Life est donc avant tout une expérience singulière, aussi bien capable de laisser perplexe que de subjuguer, et en cela mérite toute notre attention.

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Dans un récit elliptique et cultivant une forme de mystère, Claire Denis raconte une mission suicide dans l’espace, où des condamnés à mort ont préféré troquer le peloton d’exécution pour une expérience spatiale en dehors du système solaire, où ils devront explorer un trou noir, ainsi que subir une curieuse expérience de reproduction artificielle. Mais le terme « raconter » est un bien grand mot pour la cinéaste qui préfère très clairement à la tension dramaturgique classique et aux conflits clairs et intelligibles, une sorte d’évocation permanente, de nébulosité cultivée par une construction volontairement fragmentaire, mélangeant les temporalités – des moments au présent et au passé sur terre photographiés en 16mm se mêlent au récit dans l’espace filmé en numérique – et les sous-intrigues pour mieux perdre son spectateur. La radicalité du geste est évidente, et à bien des égards salutaires, mais avec une accroche aussi excitante, on est tout à fait en droit de regretter que Claire Denis n’attache pas plus d’importance à certains de ses personnages secondaires – beaucoup d’entre eux sont des pions interchangeables – et à une forme de tension dramatique cohérente. Car si l’expérience est effectivement étonnante, elle est aussi inégale, et quand le long-métrage s’étire, on finit par se demander si Denis ne fait pas passer pour nébuleux ce qui n’est peut-être que vide.

Tous ces partis-pris rendent évidemment très difficile le travail de celui qui doit écrire sur le film. En cela, la lecture de beaucoup des papiers dans la presse sur High Life est assez édifiante, chacun allant de sa propre projection, voire de son propre délire interprétatif, sur une œuvre que le terme « insondable » pourrait suffire à le décrire. Pourtant, on ne peut s’arrêter là, et c’est sans doute la force incontestable de ce nouvel opus de la cinéaste. On ne peut s’arrêter non plus à la fameuse expression unanimement partagée pour ce genre d’objets disons « expérimentaux » qui tiendrait à affirmer que « si on entre dedans c’est génial, si on n’entre pas c’est sans doute pénible », en gros. Je ne suis pas pleinement entré dans High Life, ou alors j’y suis entré, puis sorti par instant. Pourtant, force est de constater que le film me reste, me travaille par son ambition, et beaucoup de ses images les plus fortes. Par conséquent, aussi édifiante, et donc un peu risible, soit la lecture des critiques, elle n’en révèle pas moins une qualité. Non, le film ne répond pas à toutes nos questions, et oui, on peut se demander si certains instants ne relèvent pas plus de l’enfumage que de la sensorialité. Il n’empêche que c’est aussi une grande, et rare, liberté de spectateur que nous laisse la réalisatrice ici. Claire Denis nous permet, le temps du long-métrage, de projeter sur ses images – souvent sublimes, nous y reviendrons – nos fantasmes, nos peurs, nos questions, nos propres solitudes. L’expérience est donc peut-être par endroit glaciale, du moins d’un point de vue purement dramaturgique, elle n’en est pas moins très stimulante et salutaire.

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High Life vient totalement répondre à la vague de films hollywoodiens de solitude dans l’espace qui ne faisait que déjouer cette abyssale ambition, Cuaron le faisant à coups de péripéties dérisoires, en rupture avec la majesté et la profondeur de certaines de ses images dans Gravity (2013), Nolan à force de pompiérisme et de grandiloquence idiots ainsi que de pauvreté formelle dans Interstellar (2014), tandis que Ridley Scott saccageait son sujet dans un consternant concours de vannes, ahurissant de crétineries, dans Seul sur Mars (2014). Denis elle se confronte vraiment, radicalement, à cette solitude face au trou noir et à la tentative de reconstruire du lien humain là où il n’y en a plus aucune trace. C’est notamment le cas dans les scènes, totalement sublimes, entre Pattinson et son bébé et spécialement la scène d’ouverture, véritable curiosité déjouant toutes nos attentes préconçues en même temps qu’elle nous projette immédiatement dans ce qui fait le cœur de l’objet : la solitude et le silence, la filiation et le premier contact. Les scènes avec ce bébé font partie des plus incarnées, Denis filmant notamment les véritables premiers pas de cet enfant magnifique. L’interprétation de Robert Pattinson est pour beaucoup dans ce qui est le plus réussi. Il semble totalement perdu, mais cette perte confrontée à celle que nous ressentons en tant que spectateur renforce l’incarnation. Si la radicalité du film est réelle, peut-être qu’High Life tombe quelque part dans l’excès inverse de ses prédécesseurs récents hollywoodiens et on a parfois envie de réclamer des enjeux de dramaturgie classique, sans pour autant perdre de vue la rigueur formelle imposée par le sujet. On aimerait bien qu’un projet soit capable de tenir les deux. Quand on y réfléchit, on réalise qu’il en existe bien un, qui date de 1968, un certain 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, chef-d’œuvre toujours inégalé donc, mais ne nous éparpillons pas.

Finalement, on entre pleinement dans High Life quand il dépasse le vernis esthétique ou la construction théorique, quand il est véritablement incarné. C’est aussi le cas dans toute la sous-intrigue concernant Juliette Binoche qui revient là éclatante comme jamais dans un rôle saisissant, sorcière obsédée par la procréation. Tout ce qui tourne autour de son personnage, la récupération du sperme, l’insémination forcée des femmes prisonnières, l’obsession de la sexualité, est à la fois extrêmement mystérieux et souvent terrifiant. C’est d’ailleurs Juliette Binoche qui est au cœur de la scène la plus forte, peut-être l’une des séquences les plus fortes de l’année, et pourquoi pas, soyons fous, de la carrière de Claire Denis : la scène de la Fuck Box. Dans cette séquence tout en abstraction et prodiges visuels et sonores, Juliette Binoche va se masturber dans une salle, comme son nom l’indique, prévue à cet effet mais surtout filmée elle-même comme un trou noir, un abîme de solitude et de plaisir. On retrouve là tout ce qui fait le prix du cinéma de Claire Denis, décuplé par une force esthétique inouïe : la proximité des corps, des peaux jusqu’à une forme d’abstraction, une porte vers un ailleurs de cinéma. Les plus sceptiques diront que cette scène, aussi belle soit elle, pourrait avoir sa place toute seule dans une installation d’art contemporain. Le constat serait à la fois acceptable et injuste car si la scène est aussi forte c’est parce qu’elle participe au mystère et à la beauté d’un personnage pour le coup assez remarquablement construit. Car, s’il y a bien un personnage qui émeut, c’est celui de Binoche, même dans sa confession un poil explicative mais rendue émouvante par l’interprétation de la comédienne. Encore une fois, on regrette que tous les personnages ne soient pas à la hauteur émotionnelle de celui-là. Ceux incarnés par André 3000 et Mia Goth – qu’on avait déjà aperçue dans Nymphomaniac (Lars Von Trier, 2014) et dont le regard est toujours aussi captivant – intéressent mais leurs intrigues sont trop éparpillées au milieu d’autres figures qu’on a du mal à suivre.

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C’est le risque que prend la réalisatrice en suivant sa logique de forcenée qu’on serait bien peiné de devoir expliquer, qui au mieux subjugue – dans l’ouverture, la Fuck Box, l’extraordinaire chute dans le trou noir de Mia Goth – au pire paraît un peu théorique – la fin du film en forme d’ouverture sur la perspective d’un inceste qui ne fonctionne à mon avis pas totalement. Ce long article sinueux et confus prouve donc bien une nouvelle fois que l’expérience de High Life n’est pas facile à cerner, et tant mieux. Qu’on trouve la violence du long-métrage viscérale ou gratuite, son symbolisme bouleversant ou fumeux, sa beauté évidente ou ennuyeuse, on ne peut nier la singularité de ce projet, son ambition, et on ne peut que se réjouir que de tels objets existent, et se produisent en France. D’ailleurs, malgré son modeste budget, le film est très bien produit et d’une grande beauté visuelle – jouant d’effets spéciaux à la 2001 et du travail remarquable du plasticien Ólafur Eliasson – tout autant que sonore – superbe bande originale de Stuart Staples – tout cela constituant un évident pouvoir d’attraction, malgré toutes les réserves qui peuvent persister. High Life fait peut-être partie de ces œuvres sur lesquelles on peut changer d’avis chaque jour, ou à différentes étapes de sa vie de spectateur, ce qui rend très vite caduc le moindre texte écrit à son propos, y compris celui-ci. Je préfère l’assumer, puisqu’il l’est dès son titre – racoleur en diable, je l’admets. Car si du film on garde en tête ses beaux fluides, le souvenir qu’il laisse et la réflexion qui en découlent sont on ne peut moins glacés. Ils sont chauds et diablement mouvants.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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