Scarlett Johansson, actrice dématérialisée 5


Depuis quelques années, à mesure que les sujets de films et les personnages commencent à aborder de manière plus récurrente la question de la robotisation du/des corps, de nombreux comédiens flirtent eux-mêmes avec une certaine dématérialisation. Si, dans une certaine mesure, Andy Serkis, chantre de la motion-capture, en fait partie, d’autres comme l’actrice américaine Scarlett Johansson mérite qu’on se penche sur leur cas.

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Corps est Matière (à réflexion)

Scarlett Johansson se regard nue dans le miroir, scène du film Under the skin.

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Connue depuis son enfance, Scarlett Johansson commence à jouer la comédie dès dix ans dans L’Irrésistible North (North, Rob Reiner, 1994) avant de s’imposer, d’années en années, de films en films, comme l’une des grandes égéries glamour du Hollywood contemporain. Souvent cantonnée dans la première partie de sa carrière à des rôles dans les comédies romantiques et autres blockbusters super-héroïques (dont elle est toujours régulièrement à l’affiche) on constate chez la comédienne, et ce dès 2013, l’amorce de ce qui ressemble à un véritable virage, dirons-nous presque philosophique, dans ses choix. En acceptant d’incarner d’abord, dans le film d’auteur indépendant de l’anglais Jonathan Glazer, Under the Skin (2013), le rôle étonnant d’un extraterrestre enfermé dans l’enveloppe charnelle d’une femme humaine, l’actrice accepte pour la première fois de briser son image de sex-symbol. Au sortir d’une grossesse, elle y apparaît nue, sans filtres, affichant des formes loin des stéréotypes habituels présents dans les productions américaines dans laquelle elle a l’habitude de jouer, tels entre autres,  Avengers (Josh Whedon, 2012) dans lequel elle arbore des combinaisons de cuir ultra-moulantes et sexys. Dans l’une des séquences clés de Under the Skin, l’extraterrestre en elle ausculte ce corps humain féminin dans la glace comme une jeune fille explorerait son corps en pleine puberté. Ici, la surimpression est évidente entre le personnage et la comédienne, qui en même temps qu’elle accepte de ne plus être totalement humaine, redécouvre son corps tel qu’il est vraiment, le miroir qui la reflète n’étant plus celui, déformant, de l’industrie hollywoodienne. Le processus d’acceptation de son corps réel va donc de pair avec l’acceptation de craqueler l’image tout en papier glacé que lui a confectionné sur mesure le milieu. Le film, en cela, est important dans la carrière de la comédienne, cristallisant cette mutation, la mettant même en image dans un final tout feu tout flamme, dans lequel l’enveloppe charnelle humaine du corps de la comédienne se déchire pour disparaître littéralement en poussière. Cette prestation étonnante dans Under the Skin marque un réel tournant dans sa filmographie puisque hormis son rôle de la super-agent-héroïne nommée La Veuve noire dans l’univers partagé de Marvel (auquel elle est accrochée pour des questions de contrat), Scarlett Johansson n’a accepté quasiment que des rôles qui poursuivent cette idée de dématérialisation et dépossession du corps, de SON corps.

Plan du film Lucy où un arbre étrange, au premier plan, vient scinder en deux l'image sur fond de neige : à gauche, Scarlett Johansson, à droite trois scientifiques.

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Dépossédée ainsi de son enveloppe charnelle, Scarlett Johansson va multiplier les prestations vocales pour dévoiler toute l’étendue de son talent d’interprétation, tout en nuances et sentiments. Ainsi, la même année, elle incarne dans Her (Spike Jonze, 2013) la voix de synthèse d’un système d’exploitation doté d’une intelligence artificielle si complexe qu’elle entamera avec son «propriétaire» (Joaquin Phoenix) une relation amoureuse. Depuis, ScarJo (pour les intimes) s’affirme comme l’une des voix les plus prononcées et reconnaissasble du métier, prisée par l’univers de l’animation, elle offre son ton suave pour donner paroles tantôt à un porc-épic punk dans Tous en Scènes (Garth Jennings, 2016), à un serpent numérique pour Le Livre de la Jungle (Jon Favreau, 2016) ou bien encore à la chienne Nutmeg dans L’île aux chiens (Wes Anderson, 2018). Mais en dehors de cette récente constante dans sa carrière, ce qui intéresse dans Her est peut-être moins le fait qu’elle soit une voix, que le fait qu’elle y incarne une intelligence artificielle. Car cela s’inscrit totalement dans un autre pilier thématique de ses choix de carrière, qu’est la dématérialisation du corps, cristallisant encore plus cette idée d’une mutation progressive de la comédienne. En premier lieu, on pensera au blockbuster Lucy (Luc Besson, 2014) dans lequel elle incarne une jeune femme qui, après qu’on lui ait placé une drogue synthétique dans le ventre, se retrouve capable d’utiliser son cerveau dans sa capacité la plus totale, en réponse au mythe des humains qui n’utiliseraient en théorie que 10% du leur. Dès lors transformée, elle se retrouve capable de voyager mentalement dans les recoins et les souvenirs les plus enfouis de son âme (et de celle de ses ennemis) engloutissant connaissance sur connaissance et devenant du haut de ses cinquante kilos, la plus grande encyclopédie du monde. Le final du film, souvent moqué, dématérialisera même littéralement la comédienne à un niveau tel qu’elle se retrouvera transformée en une clef USB. Après avoir été la voix de synthèse d’un système d’exploitation, Scarlett Johansson joue donc brièvement une simple clef USB capable de télépathie et de contrôle sur les individus. Loin de s’arrêter en si bon chemin, la comédienne continue sa métamorphose en apparaissant dans un nouveau blockbuster adapté du manga culte Ghost in the shell (Rupert Sanders, 2017). Elle y incarne une jeune femme dont seul le cerveau a survécu à un attentat terroriste. Elle se retrouve ainsi maintenue en vie en étant transplantée dans un corps synthétique de robot. Dépossédée une nouvelle fois de son corps, la comédienne le voit remplacer numériquement par un corps de substitution entièrement robotique et asexué (non pas désexualisé) et ressemblant à un corps de poupée de cire. Son personnage découvre qu’elle n’est en fait qu’un robot, dont l’intelligence artificielle fait preuve d’une conscience très développée, ce qui n’est pas sans faire écho à la séquence d’Under the Skin précédemment citée.

Scarlett Johansson en robot éventré sans douleur, operée par deux bras mécaniques dans Ghost in the Shell.

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À l’ère d’une révolution numérique qui continue sa longue marche, à une époque où les romans de Isaac Asimov nous semblent plus visionnaires que jamais, la comédienne semble avoir pris le pas d’accepter l’irrémédiable dématérialisation de son propre corps avec un temps d’avance sur ses contemporains. À bien des égards, la seconde partie de carrière de Scarlett Johansson peut rappeler la prophétie annoncée par le cinéaste israélien Ari Folman, qui déjà en 2013 dans Le Congrès, imaginait une comédienne incarnée par Robin Wright (souvenons-nous, elle jouait alors son propre rôle) devant abandonner sa carrière d’actrice au profit de celle de sa doublure numérique. Visibles par extraits dans le long-métrage, ses films employant l’avatar de la comédienne prophétisaient l’hybridité entre le corps numérique et le corps de l’acteur et la dématérialisation qui en découle, dont Scarlett Johansson semble avoir pris totalement conscience, devenant ainsi son propre golem cinématographique. S’il faut lui trouver un homonyme masculin, il pourrait peut-être se trouver dans la figure emblématique du comédien Tom Cruise. Ce dernier, avec son jeu d’acteur schématique et stylisé, sa jeunesse quasi éternelle et entretenue, est souvent utilisé en tant qu’hologramme, pour reprendre les mots du théoricien Jean-Baptiste Thoret dans l’un des nombreux podcasts (à écouter et ré-écouter) Pendant les travaux le cinéma reste ouvert. Thoret définit le comédien comme un être synthétique – à ce titre Mission Impossible : Protocole Fantôme (Brad Bird, 2011) pourrait être le climax de son utilisation en tant que figure parfaite – une autre filmographie qu’il reste donc à surveiller et à analyser, nul doute que nous y reviendrons très bientôt.

 


A propos de Angie Haÿne

Biberonnée aux Chair de Poule et à X-Files, Angie grandit avec une tendresse particulière pour les monstres, la faute à Jean Cocteau et sa bête, et développe en même temps une phobie envers les enfants démons. Elle tombe amoureuse d'Antoine Doinel en 1999 et cherche depuis un moyen d'entrer les films de Truffaut pour l'épouser. En attendant, elle joue la comédie avant d'ouvrir sa propre salle de cinéma. Ses spécialités sont les comédies musicales, la filmographie de Jean Cocteau, les sorcières et la motion-capture.


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