Les Frères Sisters


Alors qu’on le connaît pour “ses” versions du film policier, c’est au western que Jacques Audiard se frotte. Les Frères Sisters marque en 2018 l’export du bonhomme aux States (même si le film a été tourné en Espagne et que la prod est franco-américaine), pour un genre typiquement outre-Atlantique et pose la question : avoir eu 200 prix en festival implique-t-il de savoir réaliser un bon western ?

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Le trot pépère vers l’or

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Ah, Jacques Audiard. Qu’on aime son cinéma ou qu’on l’abhorre, il a, quasiment toujours, eu le mérite de faire parler, ce qui dans notre monde de communication et de polémique est une valeur en soi. En à peu près vingt ans – son premier long, Regarde les hommes tomber, date de 1994 – le fils du célèbre Michel Audiard est devenu une référence internationale de ce que le cinéma français est/peut être, au plaisir ou au déplaisir de tout un chacun. Réalisateur ayant eu tellement de César et de prix à Cannes qu’il doit les vendre en brocante, Jacques Audiard est particulièrement scruté par la grande famille du genre à laquelle nous appartenons, chers lecteurs. Car c’est là que le cinéaste a tâché, en premier lieu, d’établir sa marque de fabrique, via une forme hybride entre les tics auteurisants hexagonaux et le film policier. Si l’on ne peut que constater la solidité d’un objet comme Un Prophète (2009) ou la sensibilité de Sur mes lèvres (2001), difficile de ne pas rester complètement coi face à Dheepan (2015), en particulier son final qui fait virer l’espèce de western urbain/social-porn à suspense vers un n’importe  quoi soldato-traumatique digne de Rambo (Ted Kotcheff, 1982). Par Dheepan, on avait bien senti que le genre du western titillait la caméra du réalisateur, et ce n’est dont qu’à moitié surpris que l’on a appris l’existence du projet Les Frères Sisters (2018) qui représente la première co-production franco-américaine sur laquelle Audiard travaille.

Les frères Eli et Charlie Sisters sont des tueurs à gages officiant dans l’Oregon, au tout début des années 1850. Leur réputation n’est plus à faire et les précède aisément, bien que l’un d’entre eux, Charlie, n’aime pas trop en jouer. Leur mission, qui fait le sel du récit, est de retrouver le chimiste Hermann Kermit Warm afin de lui arracher la formule d’un liquide qui permet de détecter l’or dans les cours d’eau sans avoir besoin de se casser la santé. Alors qu’ils devaient avoir l’aide d’un détective, John Morris, devant suivre Warm aux talons, ils apprennent que ce dernier a décidé de tout quitter pour rejoindre le chimiste et profiter, avec lui, de sa prodigieuse découverte : la traque désormais se fait à quatre hommes qui traversent les États le long de la ruée vers l’Or… Due au romancier canadien Patrick de Witt, l’intrigue fait mouche en ce qu’elle épouse une thématique majeure de l’histoire américaine et on ne peut plus prompte au western : la traversée du territoire, imposant la forme d’un road-movie. Que ce trajet soit plutôt contemplatif, sensible, est tout à fait possible. Les westerns modernes des années 1970 en représentent plusieurs exemples tels que Jeremiah Johnson de Sydney Pollack en 1972 ou Pat Garrett et Billy The Kid (Sam Peckinpah, 1973) qui partage d’ailleurs une ligne narrative similaire. Cela dit, cela inclut une richesse particulière du traitement des personnages, une complexité ou une sensibilité affinée : autre chose que les rapports très simplistes ici, entre un frère Charlie méchant et alcoolique et un frère Charlie gentil et compréhensif, ou un chimiste un peu fou et un détective forcément plus discret. Aspect étonnant pour un film d’Audiard, la platitude des protagonistes est prégnante, et liée à une intensité dramaturgique inexistante, désamorcée intentionnellement, elle donne au spectateur le sentiment de gentiment passer deux heures à trotter à côté des personnages.

Les Frères Sisters pourrait au moins, dès lors, ne s’afficher que comme une ballade cinématographique, vaguement existentielle (très vaguement, et qu’on ne parle pas de la pseudo-philosophie balancée via un dialogue sur le projet de monter une espèce de contre-société utopiste…). Hélas, Jacques Audiard pêche par deux défauts qui lui sont propres. Le premier c’est son incapacité flagrante à ne pas savoir filmer la nature – je crois qu’on peut par exemple compter les plans d’ensemble sur les doigts des deux mains, en deux heures – car il est évident que ce n’est pas parce que des personnages sont dans un environnement que cette nature est visible, palpable, retranscrite. Lorsqu’on regarde Un Poirier Sauvage, le beau film de Nuri Bilge Ceylan et Les Frères Sisters à la suite (hasard de votre serviteur, mais ô combien précieux sur la question), c’est d’autant plus criant, on ne peut que constater cette impuissance d’Audiard à magnifier Mère Nature, autant dans le son que dans l’image, à nous la rendre vivante, à nous y immerger. Pour un western qui se veut road-movie, c’est quand même embêtant.

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Par ailleurs, c’est évidemment dans son traitement du genre que le Monsieur s’illustre, comme d’habitude, en prenant les choses « de haut ». Audiard se pense au-delà des codes et croit nous surprendre à faire un western doux, humaniste, comme il se prend certainement pour un grand novateur à volontairement construire chaque scène de duel en hors-champ, ou de nuit. Sauf qu’il faut lui rappeler, à Jacques, que le western s’est déjà déconstruit mille fois avant qu’il n’arrive. Des duels hors-champ, ou des westerns sans duel ? Déjà vus, depuis au moins John Ford. Des personnages contemplatifs ? Déjà vus depuis au moins Anthony Mann. Un suspens qui se dénoue par une pirouette du destin rendant toute la quête absurde ? Déjà vu, depuis au moins John Huston (voir notre article John Huston, des rêves en cage). Alors, ni western novateur, ni long-métrage puissant en soi genre à part, Les Frères Sisters semble être un objet inabouti, imparfait, anecdotique même dans la filmographie de son auteur et dans celle de son genre. C’est là qu’Hostiles (Scott Cooper, 2018) en comparaison, malgré ses défauts, mérite qu’on lui accorde une toute autre superbe.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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