La Légende de la Montagne 2


Après nous avoir gratifié il y a quelques années des magnifiques ressorties de Dragon Inn (1967) et de A Touch of Zen (1970), Carlotta offre la possibilité de (re)découvrir dans une magnifique copie une nouvelle pièce dans l’œuvre de King Hu : La Légende de la montagne (1979).

The Return of the King (Hu)

Avec Chang Cheh (Un seul bras les tua tous, 1967), King Hu est le cinéaste emblématique du wu xia pian (film de sabre chinois), bien qu’il sera beaucoup moins prolifique que le premier cité, avec seulement une quinzaine de films à son actif dont l’immense succès de l’Hirondelle d’or en 1965, produit par le célèbre studio hong-kongais de la Shaw Brothers. Il enchaînera avec le succès de Dragon Inn (1967) œuvre séminale pour toute la production de wu xia pian de l’époque, avant de connaître un échec critique et public avec le très ambitieux A Touch of Zen (1970). Pour l’anecdote, la production de ce dernier s’est déroulée sur plusieurs années et on raconte qu’il désirait tourner au gré des saisons pour capter la floraison de chaque époque ! Cet échec serait dû en grande partie à la trop longue durée (3 heures) du métrage… Suite à ce revers, il se rattrape en réalisant encore deux films pour la Shaw Brothers, dont un (L’Auberge du Printemps, 1973) qui s’éloigne du wu xia pour céder à la nouvelle tendance du film de kung-fu, insufflée par les œuvres avec Bruce Lee. Pour des raisons financières mais aussi pour divergences artistiques, King Hu décide ensuite de quitter Hong-Kong pour tourner en Corée du Sud. Cet exil lui permet de continuer à réaliser des wu xia, non des films de kung-fu qui l’intéressent moins, et surtout il peut bénéficier d’une nouvelle aide financière du gouvernement sud-coréen pour attirer les tournages, la seule condition à respecter pour obtenir cette aide est de tourner au minimum deux films. King Hu se lance ainsi dans la production de deux nouveaux longs-métrages sur un espace de neuf mois : le premier, Raining in the Mountain (1979), est son projet cardinal ; le second, La Légende de la montagne est lui un projet qu’il mène par obligation. Néanmoins, King Hu reste un perfectionniste et il livre une œuvre atypique et envoûtante.

Avant d’être cinéaste, King Hu a été acteur, puis directeur artistique. C’est d’ailleurs lui qui continue de superviser la direction artistique de ses films et il en écrit même les scénarios, hormis justement celui de La Légende de la Montagne puisque c’est sa femme, Chung Ling, qui en est à l’origine. Comme nous l’avons expliqué, Raining in the Mountain l’ayant davantage accaparé, Hu délègue l’écriture de son second film coréen. Nous suivons le personnage de He Yun-Tsing (Shih Chun, l’un des acteurs fétiches de Hu), chargé de traduire d’anciens sutras dans la Chine du XIe siècle. Pour accomplir cette tâche en toute quiétude, il se retire dans un ancien fort militaire mais sera vite confronté à des esprits maléfiques qui en voudront à ses écrits. King Hu se sert de ce matériau de base pour construire un voyage spirituel à la fois pour le héros et le spectateur. La sublime première partie observe le héros marcher vers des contrées reculées. En s’enfonçant, les paysages qu’il traverse paraissent de plus en plus fantasmés. On a rarement vu une nature si magnifiée, des effets à la neige carbonique donnent corps aux arbres, aux branches, à l’herbe, mais également au vent, la photo parvient aussi à capturer les éclats du soleil pourfendant ces lieux., la nature est habitée, les nombreux plans larges lui laissent le champ libre pour s’exprimer pleinement… Cela traduit visuellement la cosmogonie chinoise découlant du bouddhisme : lHomme n’est qu’une partie de l’univers, il n’est en aucun cas son centre. Ainsi, le personnage de He n’est parfois qu’une silhouette traversant les forêts, et il est même difficilement perceptible durant ces trente premières minutes d’exploration. Car oui, Hu travaille dans La Légende de la Montagne la question du temps avec audace et il n’hésite pas à le faire ressentir. S’il n’était pas lui-même bouddhiste, King Hu était séduit par cette philosophie de l’expérience. Celle-ci ne peut être expliquée, mais seulement ressentie. Hu tend à la traduire à l’écran et à proposer une expérience sensorielle au spectateur, il le dit lui-même : « Le public veut de l’action, je lui donne de la durée. Je donne une expérience du temps. »

L’ambiance prédomine sur l’action bien que cela évolue lorsque He arrive à sa destination et que l’œuvre vacille doucement mais sûrement vers le fantastique. Un fantôme (Hsu Feng, égérie du cinéaste) désire s’emparer des sutras sacrés à des fins maléfiques. He va se laisser séduire par elle, ce qui peut rappeler la production de Tsui Hark, Histoire de fantômes chinois (Ching Siu-tung, 1987), à la différence que l’être spectral sera moins belliqueux dans ce dernier. Cette relation donne à King Hu l’occasion de mettre en scène sa première scène de sexe durant laquelle continue à travailler sur l’expérience sensorielle en créant un parallèle entre l’union d’animaux et la floraison et ces deux corps entrelacés, peignant ainsi magnifiquement leur symbiose. Le cinéaste n’oublie cependant pas de prévenir son spectateur sur le danger qu’encourt le héros pendant son ébat avec le fantôme. Effectivement, nous observons durant cette séquence la présence d’une femelle araignée tuant le mâle suite au coït. Bien que nous ne dévoilerons pas le fin mot de cette histoire, nous pouvons toutefois révéler qu’un moine taoïste (Ng Ming-Choi) viendra en aide à He pour combattre ce démon… King Hu spécialiste des films de sabre remplace ici les duels à l’épée par des combats à mains nues aériens et surtout au tambour. Les sons envoyés à l’aide de cet instrument sont vecteurs de coups et de sortilèges. Lors de ces scènes d’action, le réalisateur n’hésite pas à changer brutalement le rythme de son œuvre et à rendre certaines séquences quasi abstraites pour perdre le spectateur dans un espace-temps propre au film. Pensons à ce moment durant lequel le moine taoïste tente de pénétrer dans la pièce où sont rangés les écrits sacrés ! Le fantôme, pour entraver sa recherche, lui jette un sort à l’aide d’une musique au tambour. En vain, le moine va tenter de le parer avec son propre instrument : un véritable tour de force audiovisuel se joue alors durant ce combat à distance. Les coups de poing laissent place à des coups de plan, rythmés par la symphonie des deux adversaires. La femme spectrale prend rapidement l’ascendant et envoie le moine dans les méandres de l’espace. Des champs-contrechamps viennent esquisser la désorientation du moine, avec tantôt son visage désœuvré et tantôt des plans fragmentaires qui déforment l’espace du lieu par des cadrages obliques et de violents zooms. Ce type de procédé peut rappeler les recherches d’Alain Resnais sur L’Année dernière à Marienbad (1961), ou encore celles de Je t’aime, je t’aime (1968) lorsque le personnage interprété par Claude Rich se perd dans le labyrinthe du temps. Tout comme le cinéaste français, King Hu travaille de manière organique l’image et le temps filmique pour rendre une œuvre totalement vertigineuse.

La Légende de la montagne est considéré comme la dernière grande œuvre de King Hu. Pour l’apprécier pleinement, il est recommandé de voir Raining in the Mountain, avec lequel il forme un parfait diptyque sur les recherches thématiques et visuelles du cinéaste taïwanais. Les deux films ont été tournés dans la foulée, avec un casting et des lieux similaires. et c’est une des raisons qui pousse d’ailleurs King Hu à trouver des idées nouvelles pour mettre en scène les décors naturels de La Légende de la montagne. La sortie de ce film en vidéo est aussi l’occasion de découvrir sa version intégrale de trois heures car à l’origine, King Hu avait fait un montage écourté d’une heure pour ne pas rééditer l’expérience vécue avec A Touch of Zen. Il avait néanmoins légué une copie de la vision définitive de son œuvre aux Archives du film de Taïwan. L’œuvre a donc pu être exhumée pour notre plus grand plaisir et restaurée en 4k. Si vous aussi vous souhaitez tenter une aventure spirituelle, alors foncez vers cette montagne où l’un des objectifs du cinéaste a été simplement comme il le dit « de représenter ce qui relie les hommes aux fantômes. »


A propos de Mathieu Guilloux

Mathieu n'a jamais compris le principe de hiérarchisation, il ne voit alors aucun problème à mettre sur un même plan un Godard et un Jackie Chan. Bien au contraire, il adore construire des passerelles entre des œuvres qui n'ont en surface rien en commun. Car une fois l'épiderme creusé, on peut très vite s'ouvrir vers des trésors souterrains. Il perçoit donc la critique comme étant avant tout un travail d'archéologue. Spécialiste du cinéma de Hong-Kong et de Jackie Chan, il est aussi un grand connaisseur de la filmographie de Steven Spielberg. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNTIY


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