L’Homme qui tua Don Quichotte 1


Conspué par la critique lors de sa présentation en clôture du dernier Festival de Cannes, L’Homme qui tua Don Quichotte (2018) ou aussi connu sous l’appellation de film maudit de Terry Gilliam est une œuvre malade fascinante. Vous cherchiez une critique positive, ne cherchez plus.

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Sisyphe et son rocher

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On ne l’attendait plus. L’Homme qui tua Don Quichotte (Terry Gilliam, 2018) fut longtemps l’un des membres éminents de la très prestigieuse liste des films maudits, de ceux qu’on ne pense jamais pouvoir voir. Côtoyant ainsi, par exemples, le Napoléon de Stanley Kubrick et le Dune de Jodorowsky. La supposée malédiction entourant la production du film était tellement immense qu’elle prêtait même parfois à rire, de rebondissements en rebondissements. Pourtant, la vision du documentaire Lost in la Mancha (Keith Fulton et Louis Pepe, 2002) relatant la première tentative de tournage en 2000 – avec Jean Rochefort dans le rôle titre et un casting quatre étoiles réunissant le jeune couple star d’alors, Johnny Depp et Vanessa Paradis – avait de quoi faire pleurer, tant il était effroyable et touchant de voir le rêve bigger than life de Terry Gilliam, se faire littéralement souffler par le destin. Entre 2000 et aujourd’hui, l’aventure que fut la production de ce long-métrage se transforma vite en une arlésienne : tentatives de relances, mise en hypothèque du scénario puis rachat, procès, castings successifs, décès de comédiens, retards, imbroglios juridiques. Une longue succession d’embûches qui continua jusqu’à la quasi-veille de sa présentation à Cannes, puisque l’un des anciens producteurs, Paulo Branco, depuis retiré du projet, avait réclamé l’interdiction de la diffusion cannoise en prétextant détenir encore des droits sur le film qui ne lui avait pas été rachetés. Et puis finalement, comme un cadeau empoisonné, comme un ultime coup du destin, un happy ending destiné à ne pas en être un : Terry Gilliam put montrer en clôture du festival de Cannes et hors compétition – les sélectionneurs durent craindre une récompense automatique de circonstance en cas d’une présence en compétition – son précieux travail, résultat de vingt années d’épuisement à la tâche.

Malheureusement, s’il existe un endroit de la cinéphilie mondiale où le cinéma et les cinéastes sont moins choyés que vilipendés, c’est bien le Festival de Cannes. C’est là, justement, tout le paradoxe de ce festival qui se doit d’être une quinzaine de célébration du septième art, qui se présente sous l’aune d’un diktat de la diversité (de façade) et d’une conscience politique du monde, mais qui se corsète en réalité dans un conformisme béat et dans un dégoût du subversif, pourtant éminemment politique. Ainsi, les scandales factices y font claquer des sièges. Des spectateurs y huent des équipes de films quand ils en ovationnaient d’autres la veille. Tout ce grand cirque médiatique, cette bulle fêtarde, ce microcosme de la bien-pensance, vilipende les discours extrémistes, brandit des slogans de convenance aux détours de tribunes faussement engagées avant de se transformer le temps d’une projection catastrophe ou d’un papier assassin : en ayatollah de la bienséance, en aboyeur à queue de pie, en juges à robe de soirée, en tyran du Grand Palais. Aussi, il semble bien qu’il n’y avait pas pire endroit au monde pour que Terry Gilliam dévoile enfin ce film fétiche qu’il a tant couvé et ce bien même qu’il doit savoir plus que quiconque, que le résultat n’est pas à la hauteur de ce que tout le monde en attendait. Car non, L’Homme qui tua Don Quichotte n’est pas un chef-d’oeuvre. C’est un film maudit et malade dont tous les stigmates en font la beauté et la touchante singularité.

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Difficile de savoir si le réalisateur a modifié son scénario au fil des longues années d’errance de la production et aurait ainsi pu y transfuser une part du réel. Si ce n’est pas le cas et que le scénario qu’il comptait tourner en 2000 était identique à celui porté aujourd’hui à l’écran, alors tout cela revêt une dimension prophétique totalement fascinante. Car l’histoire sous-jacente à cette relecture du fameux Don Quichotte de Cervantès – chef-d’oeuvre littéraire indiscutable – tourne davantage autour de Toby – incarné par un étonnant, une fois encore, Adam Driver – dont le prénom et la profession – il est réalisateur – en font un évident autoportrait de Terry Gilliam lui-même. Las de réaliser des films de bas étages et autres publicités, Toby aimerait bien retrouver la magie du début, en donnant une seconde vie à l’adaptation de Don Quichotte qu’il avait commencé à tourner dans ses jeunes années étudiantes. Pour ressusciter son vieux rêve il part à la recherche du cordonnier de métier qu’il avait fait acteur pour « sa gueule » quelques années plus tôt, afin de lui demander de rechausser l’armure brinquebalante du chevalier de la Manche. Ce dernier, marqué par son expérience, est devenu l’un de ses vieux acteurs fous, possédés par son rôle. Toujours persuadé qu’il est le véritable Don Quichotte de la Manche, il va emmener Toby dans son délire et en faire son Sancho Panza. A dos de canassons, tous deux vont se fantasmer de nouvelles aventures où les moulins sont des géants et les moutons des pèlerins en tuniques blanches. De par cette idée de scénario, le film s’autorise des vrilles permanentes entre réalisme et onirisme, entre un conte de fée azimuté comme sait si bien les faire Terry Gilliam – des délires des Monty Python jusqu’à l’extravagance des Aventures du Baron Münchhausen (1988) – et un autoportrait étonnant d’un auteur scrutant ses névroses, ses angoisses, disséquant le terreau de son imaginaire foutraque.

Ainsi et contrairement à ce qu’on peut lire ci et là, on reconnaît Terry Gilliam dans chacune des images de L’Homme qui tua Don Quichotte (2018). Son style inimitable, souvent bordélique, incontrôlé, maladroit, sa bouffonnerie assumée, son goût pour les déshérences mélancoliques et pour les numéros de cirque où se mêlent l’absurde, le grotesque, l’horreur et le merveilleux. On le reconnaît ainsi autant dans le personnage de Toby, ce réalisateur désabusé mais qui s’accroche à son vieux rêve, que dans ce vieux fou enfermé dans son personnage de Don Quichotte – incarné génialement par Jonathan Pryce, héros du chef-d’oeuvre de Gilliam qu’est Brazil (1985) – et littéralement possédé par lui. La maladresse du scénario, la mise en scène parfois désincarnée, se font vite oublier si l’on accepte de voir dans cette œuvre qui toussote, l’expression la plus sincère d’un auteur à bout de souffle, qui livre un combat contre ses propres obsessions et démons. C’est un combat comparable au mythe de Sisyphe, celui d’un homme qui doit réaliser le film de sa vie, son chef-d’oeuvre, et qui, inlassablement, y échoue. Si d’aucuns considèrent depuis longtemps Gilliam en perte de souffle créatif, il faut se rappeler aussi la façon dont il arrive à chaque fois à admirablement se relever des désastres auxquels il est confronté : du gouffre financier que fut Les Aventures du Baron Münchhausen (1988) en passant, rappelons-le, par le décès en plein tournage de L’Imaginarium du Docteur Parnassus (2009) de l’acteur Heath Ledger, obligeant Gilliam à lui inventer des doubles par un habile tour de passe-passe scénaristique qui fit déjà jaser la critique. On peut lui reconnaître bien des défauts, mais le cinéma de Terry Gilliam ne serait rien sans ces spécificités, sans ce rocher à gravir en haut de la montagne qui lui retombe inlassablement sur la gueule. En plus de témoigner d’un dévouement obsessionnel pour le cinéma – tant d’autres qu’on dit génies auraient capitulé depuis longtemps à sa place pour s’en aller faire autre chose – L’Homme qui tua Don Quichotte (2018) est l’œuvre la plus personnelle et essentielle de la filmographie de Terry Gilliam en cela qu’elle verbalise et met en image la dévotion de son réalisateur envers le septième art et son imaginaire. C’est une constante dans le cinéma de Gilliam que de réussir à transmettre ce qui devrait être son essence en toute chose : la sincérité. Un bien grand mot pour le Festival de Cannes qui en a perdu depuis bien des années la signification voir n’en serait-ce que le souvenir.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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