Clint Eastwood n’est pas un héros 1


Alors que Le 15h17 pour Paris est toujours à l’affiche et a essuyé une bonne part de critiques très négatives, Clint Eastwood apparaît plus que jamais comme un cinéaste libre. Via sa filmographie toute récente (la « trilogie » American SniperSullyLe 15h17 pour Paris) expliquons par l’analyse pourquoi le vieux continue à nous la mettre profond en se moquant des genres et des attentes.

© Warner Bros.

The world needs Clint

© Warner Bros.

Il n’est pas nouveau que Clint Eastwood, comme tout bon réalisateur qui se respecte, se mange de sales critiques. Il n’est pas nouveau non plus que l’homme puisse parfois sentir le souffre – on vous rappelle les polémiques liées à son incarnation de L’inspecteur Harry (1971-1988) ou son soutien récent à Donald Trump – au sein d’une communauté artistique mondiale fort prompte à juger ses semblables… Toutefois en 2018 la parole prend peau neuve à la faveur des dernières réalisations d’Eastwood. Il n’échappera à aucun observateur un tant soit peu malin qu’il propose avec Le 15h17 pour Paris le troisième volet d’une « trilogie du héros ordinaire » après American Sniper (2014) et Sully (2016). Je ne dis pas là que le thème apparaît dans sa filmographie puisqu’on est tous d’accord que c’est l’un de ses motifs majeurs. Mais ces trois récentes œuvres entretiennent un lien particulier les unes aux autres, à la fois temporel et thématique : tournées à la file, elles répondent chacune à leur manière aux questions « qu’est-ce qu’un héros » et est-ce que, comme le chantait David Bowie, n’importe qui peut devenir « un héros juste pour un jour ?». Par cette question même, cette trilogie change aussi la figure du héros eastwoodien, aujourd’hui éloigné du cow-boy mystérieux des débuts derrière la caméra (L’homme des hautes plaines, 1973), de l’homme de loi solitaire tentant de nettoyer les grandes villes modernes (Le retour de l’Inspecteur Harry, 1983), ou des seniors magnifiques des années 2000 (Space Cowboy en 2000, Gran Torino en 2009…). Malgré leurs défauts, les trois derniers travaux du réalisateur ont bel et bien offert de nouvelles réponses à cette interrogation héroïque, avec une irrévérence malicieuse et puissante dont peu d’artistes font preuve aujourd’hui.

La première réaction face à American Sniper (2014) est naturelle. C’est le genre de longs-métrages pour lesquels il est très difficile de crier au chef-d’œuvre dès la sortie de la salle de cinéma. Film de guerre n’épargnant rien (oui, à la guerre on tue des enfants parce que oui, à la guerre on utilise des enfants comme bombes humaines), il est déjà en soi un bon coup de pied dans les couilles du spectateur qui se permet de livrer au passage une des plus grandes scènes militaires de l’histoire, cette inoubliable tempête de sable (une des rares batailles de cinéma où l’on ne voit rien : rien que celle-là il fallait l’oser). Pour en revenir à nos moutons, Clint Eastwood a avec American Sniper fait le choix audacieux de proposer un long-métrage relativement partisan, qui n’a pas peur de l’amalgame sans pour autant s’y vautrer complètement : comme les soldats américains isolés sur le terrain, nous voyons tout irakien comme un ennemi potentiel. C’est à dire que tout irakien N’EST PAS un ennemi (ça, ce serait de l’amalgame) mais que tout irakien est un ennemi POTENTIEL dans un contexte de guerre insurrectionnelle ou de guérilla. Là est la frontière ténue qui rend fous les soldats yankees, là est l’ambiguïté dérangeante du récit, là est sa force audacieuse et iconoclaste dans un Hollywood bouffé par la bien-pensance. Eh oui, ça ne s’appelle pas The war in Irak ou American and Irakian Sniper mais bien American Sniper. Quand Mel Gisbon filme tous les Japonais comme des hystériques dans Tu ne tueras point (2016), personne ne lui reproche de ne voir les choses que de son côté (enfin si, moi).

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Le cas du second volet de la trilogie, Sully (2016), est lui aussi étonnant. Dans la perception populaire, le pilote Chesley Sullenberger, qui a posé en catastrophe un Airbus sur l’Hudson à New-York, est un héros indiscutable. Toute personne qui sauve une vie est grosso merdo un héros ! Sans compter sur Eastwood qui casse l’ambiance avec un film de procès sous trois motifs : 1) Sully n’est pas un héros pour tout le monde, ses responsables pensent même plutôt le contraire. 2) Le “héros du jour” lui-même a de gros doutes. 3) Du coup, c’est un héros ou pas ? Dans Sully pas trop de pathos. Au contraire, le récit d’une longue procédure judiciaire qui cherche à savoir de manière très terre-à-terre le pourquoi du comment. Ce ne sera pas l’âme de l’Amérique, le charisme ou encore le destin qui feront de Sully un héros mais au final une simple intuition dont la pertinence est, dans la séquence finale, retranscrite mathématiquement : il a fait ce qui fallait dans le nombre de secondes nécessaires, a eu le sang-froid et n’a « juste » pas fait d’erreur. Lorsque le générique de fin survient, Chesley est donc un pilote ordinaire dont on est content qu’il n’aille pas en prison, mais on ne l’admire plus du tout pour son fait héroïque décomposé et désacralisé jusqu’à l’os. Vous vous attendiez à un biopic élégiaque mâtiné de film catastrophe ?

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Enfin Le 15h17 pour Paris, cerise sur le gâteau que je n’ai pas peur de décrire comme un des plus beaux films de son auteur et donc forcément taxé « d’un des plus mauvais » par une partie de la critique. Quand les premières images défilent, vous êtes en fait bardé d’a priori, moi le premier. Je le connais, Clint. Des soldats américains qui empêchent un attentat djihadiste dans le Thalys, ça va être du lourd entre l’exaltation patriote et/ou le mélodrame que Eastwood kiffe allègrement et qui a déjà plombé certains de ses travaux  – la fin de Million Dollar Baby (2004), sans déconner… – Or la surprise est de taille, le long-métrage envoie chier pour de bon tout héroïsme caricatural. Les trois hommes qu’il suit sont n’importe qui, ce sont des jeunes américains moyens patriotes “comme les autres” et ils l’ont presque toujours été, d’où ce récit biographique quasi-naturaliste. Deux d’entre eux ont bien dans l’idée de servir leur patrie et songent à devenir des “héros” mais n’ont manifestement pas ce qu’il faut. Ils le deviennent par ironie, un jour où ils sont juste là au bon moment, au bon endroit, dans une forme de destin à la fois spirituelle et incertaine : il y a de l’intuition mais aussi le hasard des rencontres, des horaires de train qu’on prend et de ceux qu’on laisse partir… Le train de 15h17 est ainsi un film tout à fait contemporain sans pour autant vendre son âme, qualité rare qui marque l’aboutissement de la nouvelle mutation du héros chez Eastwood, en phase avec la vérité de son époque. Il n’y a certes plus de mythe, on l’a au moins compris avec la cynique démolition style Marvel qui laisse les cœurs vides. Mais il y a encore des êtres humains qui donnent foi en l’humanité, un mécanisme de l’Histoire qui peut aussi être positif bien que chevillé à ce que certaines personnes sont au jour le jour. Livrer un récit anti-spectaculaire et pudique sur une tentative d’attentat qui aurait pu être un des plus grands drames de notre histoire, voilà la surprise qui en fait dérange tant venant de Clint Eastwood. Il sait qu’on attendait un spectacle, il nous jette à la gueule tout ce qu’un fait extraordinaire peut avoir de quotidien.

Ce qui est beau à voir, à souligner et à admirer ici, c’est la teneur autobiographique du cinéma de Clint Eastwood et en particulier de cette foutue figure du héros au fil de sa carrière de cinéaste. Quand on a trente piges et qu’on est beau comme un Dieu, il est aisé de se filmer en cow-boy charismatique redresseur de torts. Quand on aborde la retraite mais qu’on se sent encore plein d’énergie, il est tout aussi évident d’avoir envie de soulever des montagnes, de mettre en application ce qu’on a appris pendant toute notre vie durant le temps qu’il nous reste. Mais aujourd’hui ce que cette trilogie du héros ordinaire des années 2010 semble nous dire (et particulièrement Le train de 15h17) c’est que le cinéaste est désormais passé à l’âge où l’on observe et où l’on cherche à comprendre davantage qu’à agir. L’âge où, lui qui a si souvent tourné un cinéma exalté voire dérangeant, a acquis l’élégance et la sagesse de savoir s’effacer derrière son sujet… Si on n’aime pas Le train de 15h17 parce que la mise en scène ne « se voit pas » ou paraît plate, c’est qu’on aime peut-être plus Eastwood que ses films, c’est qu’on est incapable d’entendre son discours sur lui-même. Malgré tout ce que vous pensez de lui, tout ce que vous avez vu de lui, tout ce que vous avez entendu de lui et tout ce que vous en attendez, Clint vous dit enfin qu’il n’est pas un héros. Parce qu’il n’y a pas de héros, juste des faits et des personnages avec des capacités au moment idoine, des hommes libres et qui font bon usage de leur liberté, comme le cinéaste qu’est devenu Clint Eastwood aujourd’hui.

Merci à Joris Laquittant et Maxime Van Melkebeke


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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