Roar 2


Objet à la lisière de plein de genres, Roar (Noel Marshall, 1981) traîne surtout derrière lui une réputation de « film le plus dangereux de l’histoire du cinéma ». Carlotta propose de redécouvrir en salles dans une version restaurée ce bien intriguant long-métrage qui ne fait vraiment, mais alors vraiment pas genre.

Le Roi Lion

La réputation d’œuvre culte entourant certains films dépend souvent moins de leur qualité intrinsèque que du récit de leur tournage. Roar (Noel Marshall, 1981) est clairement de ceux-là. Avant toute chose, il convient donc peut-être d’en dresser l’historique. Bien des années après avoir été martyrisée par des emplumés dans le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Les Oiseaux (1963) son actrice principale, Tippi Hedren, s’éprend d’un amour fou pour le continent africain et sa vie sauvage en y passant quelques temps pour les besoins du tournage de Satan’s Harvest (George Montgomery, 1970). Durant cette période, elle vit sur place avec son mari d’alors, Noel Marshall, producteur d’un autre chef-d’œuvre du cinéma de genre qu’est L’Exorciste (William Friedkin, 1973). Lors de leurs pérégrinations dans la cambrousse africaine ils tombent sur une maison abandonnée dont une tribu de trente lions ont pris possession. Cette vision leur donne immédiatement l’idée de réaliser un film sur ce sujet. Dès leur retour aux états-unis, ils lancent donc la production de Roar (1981), entreprise démente dont la réputation d’œuvre culte et folle n’est pas déméritée. Pour cause, le couple met toutes ses économies dans la construction d’un ranch « style savane africaine » dans leur propriété privée des collines de Los Angeles. Un vaste royaume qui doit accueillir le tournage de ce qui est prévu comme un « petit film de famille », puisque les personnages seront incarnés par Hedren et Marshall eux-mêmes, ainsi que par les enfants du couple et leur demi-sœur Mélanie Griffith. Pendant plusieurs mois, Noel Marshall va récupérer des dizaines et des dizaines de grands félins : lions, tigres, pumas, panthères noires, léopards, guépards… Mais aussi un groupe d’éléphants, qui cohabitent tous dans la grande demeure de la famille.

Le film se tourne comme tout autre, sur les bases d’un scénario, à savoir l’histoire d’un scientifique un peu maboule qui ambitionne de vivre dans un ranch tanzanien en colocation avec des félins dans le but des les étudier. Sa famille doit lui rendre visite, mais quand ils arrivent sur place, ils constatent avec effroi que la maison est abandonnée et que les fauves en ont fait leur domaine. La folie furieuse du projet ferait frémir n’importe quel assureur : réunir à l’écran des animaux sauvages apprivoisés mais non dressés avec des comédiens, dont certains très jeunes, dans une promiscuité tout bonnement incontrôlable. Roar ne tient pas sa réputation uniquement des risques entrepris par l’équipe mais aussi des nombreux accidents qui ont émaillés son long tournage – six ans ! – et qui font clairement de lui l’un des membres gold du club des films maudits. En vrac : Tippi Hedren tombe d’un éléphant et se fracture la jambe puis se fait mordre à la tête par un lion, une attaque qui l’embarque à l’hôpital pour une opération chirurgicale à plaie ouverte dont elle ressort avec 38 points de suture. Son mari et réalisateur est grièvement blessé à la main en voulant séparer deux fauves qui se battent. La fille de Hedren et Peter Griffith, la bien connue Mélanie Griffith, est à son tour attaquée au visage par un lion et manque d’être défigurée à vie. Enfin, le chef-opérateur Jan de Bont, véritable casse-cou, prend des risques incommensurables – dont un plan filmé depuis le dos d’un éléphant en charge – et finit littéralement scalpé par un tigre, la photo de sa blessure impressionnante deviendra même l’une des affiches racoleuses du film. En tout et pour tout, du petit bobo aux plaies les plus graves, c’est plus de 70 accidents qui ont émaillé le tournage de ce projet fou.

En dehors du simple postulat et du récit d’un tournage apparaissant aussi mythique qu’aberrant, le résultat à l’écran parvient à étonner parce qu’il est totalement chargé de tous ces événements. On dit souvent qu’un film est le documentaire de son tournage et si cette expression est parfois un peu galvaudée, elle sied à merveille à Roar tant la frontière entre le documentaire et la fiction y est poreuse. Même sans connaissance de la genèse et des tourments qui ont entourés le projet, la vision de certaines séquences du film transmettent une sensation de malaise et de tension assez bluffante et ahurissante. On a l’impression que chacun de ces plans – qui jouent du spectaculaire de réunir l’homme et les animaux sauvages dans le même cadre – peuvent devenir le théâtre d’une bascule violente de la fiction maîtrisée à une réalité cabrée, impossible à contenir. La vision de ces lions reprenant possession de force d’un territoire que les humains leur ont confisqué, de ces tigres qui bondissent dans les embarcations pour les faire couler de leurs poids, de cet éléphant en furie piétinant et broyant à grand coup de défenses et de trompe le bateau de la famille, de ces félins sautant sur les motards prennent une dimension symbolique évidente : celle d’une nature maltraitée qui reprend ses droits. Aussi, Roar a quelque chose d’un film catastrophe, dont les vagues et les tornades seraient remplacées par des félins bondissants et imprévisibles. Une certaine idée de l’apocalypse qui fait que, par bien des aspects, Roar semble coaguler ensemble, dans un étrange objet hybride, les films de zombies de Romero aux documentaires animaliers de la collection True-Life Adventures produits par Walt Disney dans les années 50. Mais encore, fusionner les docu-fictions ethnographiques de Merian C.Cooper et Ernest B.Shoedsack comme Chang (1927) aux fameux mondo movies en vogue à la même époque, de Face à la mort (Conan le Cilaire, 1978) à Mondo Cane (Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, 1962) qui flirtaient parfois avec le snuff-movie. Enfin, parce qu’il fut réalisé entre 1975 et 1981 dans une entreprise résolument folle, Roar peut-être aussi vu comme le dernier emblème crépusculaire du nouvel Hollywood et de ses tournages-aventures, emboîtant le pas du Sorcerer (1977) de William Friedkin, des films de jungle de Werner Herzog et d’autres tournages calamiteux mythiques comme ceux de La Porte du Paradis (Michael Cimino, 1980) ou Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979). Une époque où les tournages de films étaient des épopées à elles seules, les techniciens et les réalisateurs, des aventuriers. Une époque révolue, tant tous ces longs-métrages, par l’inconscience des risques pris pour leur donner vie et les désastres financiers qu’ils engendrèrent, ont fini par assagir Hollywood, tuant dans l’œuf un vent de fraîcheur et de liberté dans la production.

Roar n’échappa pas à la règle et connut le même sort que certains des autres projets fous susnommés. S’il bénéficia d’une sortie en fanfare partout dans le monde, bien aidé par la mode en vogue des films mondo auquel il fut vite assimilé – bien aidé par son slogan de film le plus dangereux de l’histoire du cinéma – il ne sortira pas aux États-Unis – les distributeurs américains refusèrent que les bénéfices soient donnés à une fondation qu’avait créée Tippi Hedren pour reloger les animaux du film dans une réserve – le privant d’un public précieux qui aurait pu permettre au long-métrage de se rembourser. Au final, s’il a couté la coquette somme de dix sept millions de dollars, Roar sera un marasme financier pour le couple puisqu’ils n’en tirèrent que deux millions de recettes. Enfin, il convient aussi de toucher un mot sur le devenir de toute cette faune. Car si la famille s’enorgueillit longtemps de ne pas avoir maltraité d’animaux durant le tournage (un panneau annonce d’ailleurs cette couleur dès le début du film) le récit du tournage, l’apparente condition d’hébergement des félins et les multiples incidents survenus – j’oubliai la cession d’un barrage qui a noyé plusieurs lions, ou l’incendie du ranch qui obligea l’équipe à évacuer le troupeau – prouve toutefois que la réalité est moins glorieuse que celle annoncée au générique. Hedren a depuis fait confesse dans un roman autobiographique intitulé The Cats of Shambala – du nom du refuge qu’elle a ouvert par la suite pour accueillir les animaux du film mais aussi des animaux de cirques à la retraite ou de zoo personnel de stars comme celui de Michael Jackson – dans lequel elle reconsidère, sans filtre, le bien-fondé du projet Roar et critique son comportement de l’époque tout comme son mode de vie insensé. Elle s’autorise même à désigner le projet d’« obsession maladive » aveuglés qu’ils étaient par leur « propre espoir et ego », Hedren par sa courageuse remise en question nous invite par ailleurs à revoir notre notion de film culte. S’il convient de regretter et vouer un culte à ce vieux cinéma d’aventuriers, gardons-nous de cultiver des souvenirs si glorieux d’un film si inconscient qu’il aurait pu être à l’origine de la mort d’autant d’animaux que d’humains.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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2 commentaires sur “Roar

  • Philip

    Ce film a eu, malgré tout, l’ambition (une note le précise à la fin du film) d’attirer l’attention du public sur les animaux maltraités et le braconnage. En outre, et en dépit du “mea culpa” de Hedren, le refuge Shambala n’aurait probablement pas pu voir le jour sans cette expérience (le refuge dépend de la Roar Foundation).

    Noel Marshall (décédé aujourd’hui), en revanche, dans un documentaire livré avec le DVD américain, ne revient pas sur cette expérience pour la reconsidérer (voire la déconsidérer) et il a plutôt un regard bienveillant sur cette aventure. Les enfants de Marshall, interrogés dans ce documentaire également, n’en ont pas non plus un souvenir affreux et se souviennent de cette vie auprès les félins avec enthousiasme.