Manhunter 1


Troisième long-métrage trop peu connu du grand Michael Mann, Manhunter (bêtement traduit en français Le Sixième sens) s’offre une nouvelle jeunesse dans une belle édition Blu-Ray chez ESC. L’occasion de revenir sur cette pierre angulaire de la carrière d’un immense cinéaste dont on n’attend plus que jamais le nouveau film.

L’image qui tue

Manhunter sur le papier a tout d’une petite série B classique efficace. Un flic sorti de sa retraite au soleil post-traumatique avec sa femme et son fils doit trouver l’identité d’un psychopathe auteur d’un carnage sordide. Bien sûr, ce traumatisme est dû à la traque d’un autre psychopathe qui n’est autre qu’un certain Hannibal Lecter, traque où le flic a bien failli laisser sa peau. Mais derrière ces atours de simple divertissement, quelque chose de beaucoup plus profond vibre dans le métrage, une fascination morbide et une puissance d’abstraction qui le rendent bien plus envoutant et passionnant. Le film est travaillé effectivement par la question de la fascination du mal et plus précisément par l’esthétique de l’horreur, de la pire violence qui soit. Le personnage principal est envoûté, habité par les désirs et la présence du tueur fou qu’il poursuit. L’interprétation possédée du génial et beaucoup trop rare William L. Petersen – qu’on retrouve ici un an après un autre immense polar eighties To Live and Die in LA (William Friedkin, 1985) – rend bien compte de cela, mais c’est avant tout la mise en scène de Mann qui raconte cette étrange attraction.

Dans une scène, le détective retourne sur les lieux du crime, observant la maison des victimes de loin, essayant d’épouser directement le regard du tueur. Évidemment, il y a dans cette relation des composantes psychologiques, le flic essayant de comprendre les mécanismes psychanalytiques du meurtrier. Mais ce n’est certainement pas ce qui est le plus passionnant ici, et Mann l’écarte assez vite (ce qui n’est pas le cas par ailleurs de la passionnante série de Fincher actuellement sur Netflix, Mindhunter, que je recommande chaudement et qui traite de ces problématiques de manière plus profonde et dialectique). Ce qui fascine de manière beaucoup plus évidente le cinéaste, c’est le rapport esthétique du meurtrier à ses pulsions de mort. En tentant d’épouser particulièrement le regard du monstre, le personnage s’interroge sur ce qu’il peut y avoir de beau, d’excitant, de fascinant dans ces crimes atroces. On sent évidemment que cet interrogation, sans doute beaucoup plus problématique et dérangeante que celle plus psychologique, touche directement Michael Mann donc la réalisation cherche constamment une forme de sublime. Composition des plans extraordinaire, photographie crépusculaire saisissante, montage et rythme provoquant un envoutement total : le cinéaste semble déjà se rapprocher de ce qui fera sa grandeur à venir. Il y a déjà là en germe des envolées visuelles proche de la pure abstraction, qui trouveront leur forme la plus aboutie avec l’utilisation du numérique d’abord dans Collateral (2004) puis dans le sommet Miami Vice (2006).

Chez Mann, les relations entre les personnages et l’intrigue se racontent visuellement, formellement, parfois de manière incroyablement évocatrice. C’est toujours le cas et même dans ses films les moins-aimés comme son dernier, Hacker (2015), dans ce plan inouï sur deux tours lors de la mort d’une inspectrice. Ici, les exemples se montrent moins discrets qu’on pourrait le croire au premier abord. Par exemple, pendant sa première apparition, le psychopathe se montre le visage à moitié masqué. Plus tard, il y aura un espoir de le voir devenir un être meilleur, quand celui-ci vit une courte mais intense histoire d’amour avec une jeune femme aveugle. Ce n’est sans doute pas le moment le plus passionnant du récit d’ailleurs, un peu trop engoncé justement dans son sous-texte psychanalytique un peu daté. Mais la fin de cette histoire est magnifique : le monstre attend sa belle devant chez elle dans sa voiture, mais celle-ci est raccompagnée par un autre. Commence alors un délire où il est persuadé de la voir l’embrasser. Dans sa voiture, fou de rage, il les regarde tous les deux désormais comme de nouvelles proies, et la même moitié de son visage est cette fois-ci masquée par une ombre, exemple type d’un lien de sens qui n’est effectué que par l’image : le tueur est condamné à rester tueur.

La beauté de la mise en scène de Mann n’est donc pas gratuite. Elle semble même surtout très angoissée. En effet, la grande révélation de l’œuvre est que le monstre a pu parfaitement connaître puis tuer toutes ses victimes, grâce à des films de ses futures proies qu’il a récupérés et dont il a observé méticuleusement et longuement tous les détails. Comme si c’était ces images gravées sur la pellicule qui avaient tué cette famille, dessinant ainsi un rapport finalement assez morbide à la cinéphilie et au cinéma lui-même. Être filmé, c’est déjà être un fantôme. Vous me direz : délire interprétatif. Oui, et non. Car il y a dans l’ambiance visuelle, l’interprétation dépressive de Petersen, son univers visuel bleuté et pluvieux, quelque chose de certainement plus ténébreux qui se joue qu’un simple polar au délicieux charme eighties. Charme qui reste pour autant très très délicieux hein. D’ailleurs, ce master Blu-Ray d’ESC rend parfaitement hommage à cette beauté. Les couleurs sont magnifiques, conservant fort heureusement son beau grain, même si Mindhunter n’a malheureusement pas eu le droit à une restauration 4K. Le coffret contient d’ailleurs la version Director’s cut du film en Blu-Ray, la version cinéma en Blu-Ray également, et la version cinéma en DVD, tout cela accompagné par le livre de Marc Toullec que nous n’avons pas reçu et que nous ne pourrons donc pas juger. Je n’ai par ailleurs pas eu accès également aux 3h de bonus, mais je peux donc malgré tout vous dire que l’édition est fournie et qu’elle permet de rendre un juste hommage à ce très beaulong-métrage sans doute trop peu vu.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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