[Entretien] Hubert Charuel, retour à la terre ferme 4


Réalisateur d’un des films qui ne fait pas genre de l’année, Petit Paysan – nommé fraîchement au Prix Louis Delluc et en bonne voie pour aller se frotter à l’autre film de genre français de 2017 qu’est Grave (Julia Ducournau) pour un César du Meilleur Premier Film – nous nous sommes longuement entretenu avec Hubert Charuel. Où il est question de l’état du cinéma de genre français, des voisins belges, de vaches, d’épidémie et d’un acteur caméléon.

Swann Arlaud réconforte un veau allongé sur le canapé de son salon, scène du film Petit Paysan pour notre interview de Hubert Charuel.

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Retour à la terre ferme

Parlez-nous de la genèse du film, comment en arrive-t-on à réaliser un thriller fermier ?

Cette envie est née quand j’étudiai à la Fémis. Quand je disais là-bas que j’étais fils de paysan, tout le monde me répondait « Ah oui, comme dans les films de Raymond Depardon ! » et cela m’a étonné, parce que justement, pour moi, le monde paysan que j’ai connu et dans lequel j’ai grandi ne ressemble pas à celui que l’on voit dans les documentaires de Depardon… J’étais donc un peu peiné des clichés que l’on pouvait encore avoir sur le monde rural aujourd’hui, qui plus est dans une sphère citadine, cultivée et informée. Donc l’idée est née d’abord d’une volonté de répondre à ce cliché du paysan mutique dans sa cuisine. En réaction à cela j’ai donc essayé de mener cette représentation vers quelque chose d’autre. Après bien sûr, je crois que la plupart des premiers films sont souvent très intimes, très personnels. Donc je parle en filigrane beaucoup de moi et de ce qui me travaillait au moment où j’ai décidé de me lancer dans le cinéma. J’ai toujours au fond de moi cette forme de culpabilité de ne pas avoir repris la ferme de mes parents, même s’ils m’ont toujours encouragé à faire ce que je voulais. Et puis enfin, l’un des événements fondateurs de cette idée c’est l’épidémie de vache folle qui a touché le pays lorsque j’avais dix ans. Cela m’a profondément marqué parce que d’un seul coup j’ai compris que si ces vaches disparaissaient, la ferme disparaîtrait avec elle.

Est-ce que c’est corrélatif à ta décision de ne pas reprendre la ferme familiale et de te destiner à autre chose, en l’occurrence le cinéma ?

Je pense qu’il y a de ça. C’est à ce moment-là en tout cas que j’ai pris conscience de ce que cela impliquait réellement. Pendant dix-sept ans je n’ai jamais envisagé de faire du cinéma, je voulais être vétérinaire. En soi, je voulais soigner le problème, « éradiquer l’épidémie » si l’on veut. J’avais conscience du danger que tout cela pouvait représenter. Pour un troupeau d’abord, mais aussi pour ce milieu tout entier. J’ai pris conscience que tout pouvait s’écrouler en très peu de temps, qu’on pouvait tout perdre d’un coup. Et puis ce rejet vient aussi du fait que j’ai toujours entendu (et vu) tout au long de ma vie mes parents parler de vaches et s’occuper des vaches : leur vie ne se résumait plus qu’à ça ! Ma mère le dit souvent d’ailleurs : «  si tu es fils unique c’est parce qu’il y avait les vaches ! ». Je pense que ces animaux ont pris tellement de place dans la vie de mes parents, et par extension dans ma propre vie, que j’ai développé aussi une forme de jalousie vis-à-vis d’eux et un rejet de tout ça. J’avais envie de me sentir un peu libre, de ne pas m’astreindre à un mode vie aussi dur, de pouvoir partir en vacances…

Chez Fais pas Genre ! on associe votre film a ce qui nous semble être une nouvelle vague du cinéma de genre français, dont la spécificité serait peut être d’inséminer le cinéma de genre dans le cinéma d’auteur art et essai. En d’autres termes, face à la difficulté aujourd’hui de faire du cinéma de genre, la solution serait de pervertir le système du cinéma d’auteur, d’entrer par des portes dérobées, de le dynamiter de l’intérieur. On pense aux récents exemples comme les films de Julia Ducournau, Guillaume Nicloux, Bertrand Bonello ou Alain Guiraudie. Est-ce que cela vous parle ?

En réalité quand je lis quelque chose comme cela, je me dis « Ah oui, c’est vrai, il se passe un truc », mais en ce qui me concerne c’est moins conscient que ça peut en avoir l’air. J’ai grandi à trente kilomètres du premier cinéma et il ne passait pas de films art et essai. J’ai donc fait ma cinéphilie avec le vidéoclub du supermarché ou via l’abonnement qu’on avait à Canal+. Donc forcément mon cinéma est constitué et influencé par tout ça.

Et quel regard portes-tu en tant que cinéphile sur la vague de cinéma de genre à la française qui a déferlé dans les années 2000 et s’est soldé par un relatif échec ?

Je n’y porte pas de regard particulier même si j’ai bien sûr vu quelques films. Mais ce qui me semble intéressant, c’est que si l’on compare aux films de ces années-là, cette vague actuelle à laquelle vous m’associez aujourd’hui m’a l’air de moins tenter de faire comme le cinéma américain. Les codes ne sont pas les mêmes. Je crois qu’on a compris en France, progressivement, que culturellement, il est peut-être impossible de faire admettre au public que le cinéma français peut faire jeu égal en termes de représentation avec le cinéma américain. Ce que tu vois dans True Lies (James Cameron, 1994) je ne suis pas sûr que cela puisse fonctionner de la même manière dans La Totale ! (Claude Zidi, 1991) par exemple. En tant que spectateurs français, il semble que l’on puisse accepter qu’un américain saute du haut d’un building, mais que quand c’est un français qui le fait, on y croit pas une seule seconde… Donc je pense que ce qu’il y a de nouveau dans les exemples cités c’est surtout l’approche qu’on en a fait. On a assimilé qu’il y avait une manière d’amener ces codes dans le cinéma français qui se devait d’être spécifiquement française et peut-être que ça passe par la voie du drame social d’art et essai parce qu’il est peut-être le plus représentatif de l’image que l’on se fait traditionnellement du cinéma français.

Tout est une question d’angle d’approche ?

Tout à fait ! Par exemple, j’ai vu récemment un fan-film français adapté de l’univers du jeu vidéo Mortal Kombat et plutôt que de faire un gros truc bourré d’effets spéciaux et de combats, le mec avait décidé de prendre le truc complètement à contre-pieds : c’est l’histoire d’un des personnages de Mortal Kombat qui se retrouve sur terre façon Sarah Connor et il est interné parce qu’il explique à tout le monde qu’il est un semi-dieu. C’est une manière très intelligente de faire le pont entre les deux continents, mais aussi entre deux cinéphilies, entre deux cultures. Par exemple, la structure narrative de Petit Paysan est très inspirée du canevas des films américains et d’ailleurs l’idée est née quand j’ai eu à la Fémis un cours de scénario avec une scénariste américaine. Après, c’est l’approche du sujet qui fait qu’on n’est pas dans une pâle copie, dans un ersatz de cinéma américain. Du début à la fin, ce qui nous questionnait c’était de savoir jusqu’à quel degré on pouvait y croire, on ne voulait surtout pas tomber dans une parodie de film de genre, de faire semblant ou de « faire comme ». Je crois que l’erreur ce serait d’essayer de faire du Sam Raimi dans la forêt de Brocéliande, ou de transposer la figure du redneck américain dans nos campagnes européennes.

J’imagine que tu évoques Fabrice Du Welz ? C’est intéressant, parce qu’à titre personnel je trouve que Du Welz et le cinéma belge en particulier a largement inspiré la stratégie d’hybridation du cinéma de genre dans le cinéma d’auteur art et essai que l’on voit aujourd’hui s’opérer en France. En Belgique, cela fait vingt ans qu’ils sont parvenus à créer un cinéma de genre profondément belge à mon sens. Ton film est d’ailleurs un peu cousin avec Bullhead (Michael Roskam, 2011) qui était déjà un thriller fermier.

Je ne ciblais pas forcément Fabrice Du Welz dont j’aime par ailleurs le travail, notamment Calvaire (2004). Mais puisqu’on parle des belges, chez eux, les premiers à avoir fait ça c’est les Frères Dardenne ! Quand on voit Rosetta (1999) par exemple c’est un pur thriller social ! Quand les belges font C’est arrivé prêt de chez vous (Rémy Belvaux et André Bonzel, 1992) ils parviennent à conserver leur identité sans essayer de mettre du terreau américain à en endroit où ça ne peut pas pousser. Mais c’est vraiment quelque chose qu’ils ont de très fortement ancré dans leur cinéma, c’est vrai, quand on voit les films de Benoît Mariage ou même ceux de Bouli Lanners… Je ne sais pas si l’on peut l’expliquer ? Mais peut-être que le fait que Bruxelles soit une ville bien plus internationale que Paris a un certain impact culturellement sur la création belge ? Le mélange culturel s’y fait peut-être plus naturellement, tout en revendiquant aussi assez fortement leur fameuse « fierté belge ».

Quand tu arrives auprès des producteurs et financeurs avec le scénario de Petit Paysan, l’aspect genré du film intéresse, questionne, fait peur ?

Ça intéresse tout de suite. Au contraire même, j’ai rencontré peut-être huit producteurs et à chaque fois, j’avais des retours qui allaient plutôt dans le sens de pousser le scénario vers un pur film de genre. On me disait « Ok les vaches c’est bien dix minutes, mais on s’en fout un peu, on veut des meurtres, plus de meurtres ! ». Et les financeurs aussi ont été séduits tout de suite. Je pense qu’on arrive à un point où tout le monde en a marre de voir toujours les mêmes films et les mêmes représentations naturalistes de ces milieux. Mais je pense aussi que le fait que je sois fils de paysan a beaucoup permis de crédibiliser ma démarche et ma vision auprès d’eux, même si elle était décalée.

La première séquence du long-métrage est presque un manifeste : Pierre se réveille chez lui, déambulant dans une vision fantasmagorique où des vaches déambulent dans sa cuisine. Que signifiait pour vous ce choix de démarrer d’emblée par une vision comme celle-ci ?

Il y avait d’abord l’idée de se faire plaisir et de commencer le film par une séquence qui marque le spectateur. Avec ma co-scénariste Claude Le Pape on a toujours été fascinés par la faculté que peuvent avoir les séries télévisées américaines à te présenter en trois minutes un personnage, ses enjeux, ses problématiques et ce dont il a besoin. J’en ai marre personnellement des expositions qui durent vingt-cinq minutes. Au montage c’est quelque chose qui me torturait, car j’avais le sentiment qu’on mettait trop de temps avant d’arriver au premier nœud fantastique du film qu’est l’apparition de la première vache malade, pleine de sang. Mais heureusement, la première séquence de rêve permettait de présenter le personnage de Pierre et sa problématique, tout en exprimant de par sa forme un peu onirique que le film allait aussi se passer dans sa tête.

L’une des séquences qui me bouleverse le plus dans votre film c’est celle où deux fermiers se mettent à disserter brièvement sur la beauté de E.T L’Extraterrestre de Steven Spielberg ! Il y a là dedans une idée assez belle qui est d’investir un territoire rural un peu démystifié, exempt de mythologie, de fantaisie, de légendes, en lui insufflant cette étrangeté et cet imaginaire par association, par transfusion d’une identité commune, d’un héritage. C’est très politique en soi.

Cela vient de Claude, pour qui le film de Spielberg est vraiment très important. Je pense qu’on y a pensé surtout par analogie, puisqu’aujourd’hui lorsque l’on voit des images de cordon sanitaire avec des types en combinaison on pense tout de suite à E.T L’Extraterrestre. Mais j’ai eu cette même volonté d’affirmation avec la musique par exemple, au début les superviseurs musicaux me sortaient des guitares classiques et de l’harmonica, c’était impensable pour eux de mettre du hip-hop parce qu’on n’associe pas forcément Spielberg et le hip-hop à la ruralité. Pourtant j’ai complètement grandi avec ces références-là ! Après est-ce qu’on peut dire que c’est un geste politique, je ne sais pas… S’il faut parler de démarche un peu politique, je dirais que pour moi, l’un des problèmes du cinéma français actuel c’est qu’on a beaucoup trop de films faits sur les pauvres par des riches. Mais moi j’attends le moment ou on verra l’inverse : des pauvres faisant des films sur les riches… J’en peux plus de voir des cinéastes bourgeois qui font des films sur des milieux sociaux qu’ils ne connaissent pas ! C’est quelque chose qui m’ulcère vraiment. La seule chose que je revendiquerais donc d’un point de vue politique, c’est peut-être que je sais de quoi je parle ?

Sans basculer dans la caricature d’une certaine ruralité à la Bruno Dumont, vous parvenez à créer des situations particulièrement étranges voir malaisantes avec presque rien. Ce personnage de vieillard qui vient sans cesse déranger Pierre en est un bon exemple.

Pour moi c’est quelque chose de très représentatif de la vie de village. Tu ne te sens jamais autant observé et en danger que quand il y a aussi peu de personnes autour de toi. J’ai des souvenirs précis des vieilles voisines qui matent les faits et gestes de tout le monde à leurs fenêtres par exemple. Dans les villages, on se surveille constamment les uns les autres, si bien que s’il se passe la moindre chose d’inhabituelle tout le monde est au courant dans la journée. Je n’ai jamais voulu jouer Raymond (incarné par son grand-père, ndlr) comme une menace concrète et appuyée, il s’est imposé comme cette figure assez naturellement. D’abord parce qu’il sait quelque chose au sujet de Pierre et qu’en tant que spectateur, vu qu’on s’est normalement attaché à ce personnage, on prend Raymond comme une potentielle menace. Mais plus symboliquement, c’est un personnage qui sort toujours de nul part. Comme quoi on a pas besoin d’être dans un parking souterrain avec un mec tapi dans l’ombre pour faire flipper. Mais les autres personnages deviennent d’abord des menaces aux yeux de Pierre, ils sont des entraves potentielles. C’est par l’identification du spectateur avec le personnage de Pierre que ces personnages deviennent menaçants ou inquiétants et pas tant par leur registre de jeu ou l’accentuation de la mise en scène.

Toutefois, l’étrangeté du jeu décalé de votre grand-père va de paire avec l’ensemble du casting. On retrouve ce décalage aussi dans les personnalités de Sara Giraudeau, India Hair ou Bouli Lanners. Quant à Swann Arlaud c’est aussi une gueule. En le choisissant lui, en filmant ce regard perçant et ce visage aquilin, presque reptilien, vous ajoutez une dimension étrange supplémentaire au film.

Jusqu’alors pour mes courts-métrages je travaillais surtout avec des non-professionnels et avec Claude on a toujours écrit directement pour des gens. Donc faire des castings c’était vraiment pour moi très nouveau. En écrivant, je n’avais pas d’idée d’acteurs en tête, mais on cherche forcément des figures, des archétypes, par exemple quand j’ai commencé à écrire j’ai longtemps pensé à Albert Dupontel, qui n’avait pourtant pas du tout l’âge du personnage. Quand on m’a présenté l’idée de confier le rôle de Pierre à Swann Arlaud, pour moi, c’était loin d’être évident. J’adorais ce comédien, mais j’avais vraiment du mal à l’imaginer en paysan. Mais c’était vraiment bluffant, il est venu aux essais et il avait tout compris au rôle. Sara, quant à elle, par sa voix caractéristique et son jeu assez fin, a vraiment apporté de la douceur à un personnage qui était très froid sur le papier : elle a vraiment transfiguré le rôle que nous avions écrit. Mais c’est vrai que lorsque l’on a fait des essais en les réunissant tous les deux, je me suis quand même dit qu’il formait un duo de personnalités décalées et ça m’a d’abord un peu effrayé car je ne voulais pas tomber dans une représentation de la ruralité à la Bruno Dumont, avec des gueules et des personnalités trop atypiques, par peur d’être caricatural. Finalement, il nous a semblé évident que l’un et l’autre avaient su comprendre les enjeux du film et de leurs personnages.

Étant fils de paysan on ne s’étonne pas de vous voir filmer le travail aussi bien. Ce qui est plus étonnant c’est de voir Swann Arlaud si convaincant. À titre personnel, quand je vois La Loi du Marché par exemple, j’ai du mal à accepter que les vigiles de chez Auchan ont la gueule et la moustache de Vincent Lindon. Quand je vois Swann Arlaud qui aide une vache à vêler, j’ai l’impression qu’il a fait ça toute sa vie et je crois à chaque seconde qu’il est paysan.

Il y a deux choses dans ce que tu dis. D’abord, concernant Vincent Lindon, c’est intéressant parce qu’à mon sens, avec la stature de comédien qu’il a aujourd’hui, quand tu le vois incarner ce type de rôle tu ne vois plus que l’acteur qui « joue à » : tu vois l’incarnation brillante et plus le personnage. C’est vraiment ce que je voulais éviter à tout prix, je ne voulais pas quelqu’un d’aussi identifié. Ensuite, concernant Swann, je dois dire que quand vous avez un comédien qui commence par vous dire : « Moi si je dois traire des vaches dans ce film, je veux apprendre à traire des vaches ! » avant même que vous lui demandiez de le faire, vous comprenez que vous avez choisi la bonne personne. Il voulait aller en immersion pendant un mois dans une ferme ! Il l’a donc fait. Au bout de deux jours il était déjà intégré à l’équipe comme un vrai stagiaire tellement il se débrouillait bien. C’est un vrai caméléon, il en a le physique, mais aussi la personnalité. Il est très curieux, il envisage son métier comme une façon de vivre des vies qu’il n’a pas pu vivre, d’apprendre de nouvelles choses. Il s’est donc vraiment plongé dans ce monde-là, il a vécu quasiment trois mois chez mes parents à la ferme. Donc en effet, quand il procède à un vêlage c’est vraiment lui qui le fait et il en a appris les gestes, il les maîtrise. C’était très important aussi que la mise en scène nous montre l’authenticité de ces gestes, car quand on voit un vêlage dans un film, c’est toujours le même découpage : le début du vêlage, cut, puis le bébé est né. Si on fait ce point de raccord, on comprend tout de suite que c’est un comédien et qu’il est incapable de mettre au monde un veau. Cette séquence arrive justement très tôt dans le film parce qu’elle a aussi pour fonction de sortir Swann de son image d’acteur et qu’on accepte de l’associer définitivement à Pierre qui est paysan. Lors de la tournée, j’ai été vraiment flatté quand des éleveurs sont venus me dire « vous êtes sérieux il est pas vraiment paysan ? » parce que ça veut dire qu’il a bien travaillé !

Et comment ont-ils réagi aux aspects fictionnels et genrés du film ?

Et bien justement, c’est là où c’est assez déroutant. Je crois que quand tu poses d’emblée une sorte de réalisme du travail, un réalisme presque documentaire, les professionnels peuvent te reprocher beaucoup plus violemment toutes tes incartades vers le fictionnel. Ils m’ont souvent dit que c’était inadmissible de montrer que les paysans volaient des vaches, qu’ils tiraient des coups de fusil dans leurs fermes… Faire accepter le mélange des genres peut parfois être compliqué surtout sur un public qui est moins le public cible que le sujet.

Comment avez-vous envisagé le dosage des éléments et motifs visuels et sonores lorgnant vers un cinéma codifié au moment de la post-production ?

Tu as dit le mot, c’était une histoire de dosage. Pendant la post-production sonore notamment, le mot d’ordre c’était de parvenir à installer une ambiance particulière tout en évitant d’être trop signifiant au risque de basculer dans la parodie et le surfait. La mise en scène était assez dépouillée, donc j’avais conscience que si je sur-signifiais le genre par un traitement sonore ou visuel trop prononcé et sensationnel, cela ne collerait pas. Donc on a plutôt travaillé sur une évolution. Le début du film est très solaire puis à mesure qu’on avance dans le récit, tout s’assombrit, ça devient un film nocturne dans lequel on peut s’autoriser des choses plus osées. L’angoisse ne devait pas être créée artificiellement, elle devait naître naturellement des situations et s’appuyer sur des sensations réelles. Quand je vais chez mes parents et que je me balade la nuit tout seul, les sons que tu peux entendre sont super flippants : le bruit du vent, une vache qui gueule à trois kilomètres… La musique aussi se devait de ne pas être trop dans l’excès, d’être discrète. Après, au montage son on a veillé aussi à enrichir la gamme au fil du film, car on raconte quand même l’histoire d’un paysan qui a un quotidien très répétitif, donc il y avait ce piège de donner à entendre au spectateur toujours les mêmes son. Dans la salle de traite par exemple, au début du film, la bande-son est beaucoup moins fournie et oppressante qu’à la fin. L’idée était là aussi d’accompagner la trajectoire psychologique de Pierre et sa descente aux enfers.

Parlons de l’affiche du film, elle est fascinante, elle définit pour moi toute l’atmosphère du film. Elle a tout d’une affiche typique d’un film dirons-nous naturaliste, mais quand on la fixe longuement, son étrangeté graphique nous saute aux yeux. Peux-tu nous en parler ?

J’avais vachement été marqué par des pochettes d’album comme A Momentary Lapse of Reason de Pink Floyd avec ce mec assis, entouré de lits. Et il y avait quelque chose de récurrent dans le film qu’est cette idée visuelle d’une marée de vaches. J’ai été inspiré par une photo de plateau montrant Swann écrasé entre deux vaches. Ensuite on l’a un peu modifiée, on a ajouté plus de vaches, changé la posture et l’expression de Swann, que je n’aimais pas. J’aimais bien aussi cette image parce qu’elle était très ambiguë. Il est au centre, dressé là, comme un gardien et autour de lui, l’étrangeté se crée par l’oppression opérée par cet agglutinement de vaches qui l’étouffe littéralement. Il y avait aussi cette idée de faire un contraste avec le titre. Il est simple, bucolique, donc il fallait une imagerie qui versait plus dans l’étrangeté et le fantastique.

Tu parles du titre du film, cela m’a amusé de découvrir sa version internationale, Bloody Milk , c’est amusant, il donne au film un accent de film d’exploitation. Pourquoi ce choix ?

Ce titre anglais a une longue histoire. En fait à la base, avant d’être un long-métrage, Petit Paysan a failli être une série télévisée qui devait s’appeler justement Bloody Milk. Cela versait moins dans le thriller psychologique que dans un univers mafieux mêlant Bullhead (Michael R. Roskam, 2011) et Les Sopranos (David Chase, 1999-2007). On trouvait que c’était un titre qui collait bien avec cet univers. Ensuite, on a abandonné cette idée pour aller davantage vers un long-métrage qui serait moins un film choral que le parcours psychologique d’un seul personnage et on a traînassé ce titre jusqu’à deux semaines avant la projection cannoise, alors qu’il ne correspondait plus du tout au film… C’est un nom qu’on a utilisé pendant cinq ans, mais que je ne regrette pas du tout d’avoir abandonné car il jouait à mon sens contre le film, cela aurait été une fausse promesse. Au final, il a été conservé pour la version internationale et à titre personnel je trouve que c’est une immense bêtise. À Cannes, quand on lisait les critiques internationales elles s’accordaient toutes pour dire qu’ils étaient frustrés, car ils s’attendaient à un thriller très violent auquel il reprochait de ne jamais décoller. Mais en réalité, si tu ne promets pas ce thriller très violent par un titre si badass, c’est l’effet inverse que tu produis. Le film flirte avec le fantastique et le genre alors que son titre Petit Paysan ne laissait pas vraiment entrevoir cela.

Quand on dissèque le film, on voit quelques ébauches de sous-genres, comme des pas de côté. Si les codes du thriller psychologique occupent une place plus imposante, votre film s’inscrit aussi, de par son sujet et son traitement, comme un lointain cousin des films d’épidémie et de contamination, est-ce que c’était pour vous une source d’inspiration ?

J’étais plus intéressé et influencé par des films abordant le thème de la menace invisible que l’épidémie pure et dure. J’ai beaucoup pensé à des films comme Take Shelter (Jeff Nichols, 2012) et bien sûr le grand classique qu’est Alien, le huitième passager (Ridley Scott, 1979) avec ce motif de l’enfermement, ce côté étouffant. Et puis bien sûr, The Thing (John Carpenter, 1982), autant visuellement pour la séquence du vêlage, mais aussi thématiquement : la paranoïa autour de la contagion, cette incapacité à savoir qui est malade ou qui ne l’est pas. À chaque fois qu’on me pose une question sur le motif de l’épidémie et de la contamination, j’entends la petite voix de Claude qui me dit « tu vois, ça intéressait les gens ! ». Or j’avais peur de tomber dans ces films d’épidémie à l’américaine dans lequel il y a ces fameuses séquences avec les petits graphiques avec les foyers de contamination qui s’allument tous un à un en rouge sur une carte du monde. Je craignais que ça m’amène à sortir de la ferme et surtout du point de vue de Pierre. On a tourné des flash infos que Pierre voyait à la télévision, mais on les a finalement coupés car j’ai préféré conserver le plus de doute possible, garder le flou sur la réalité de cette épidémie. Parce que cela me rappelait aussi la situation qu’on avait connue au début de l’épidémie de vache folle. À cette époque, personne ne comprenait vraiment ce qu’il se passait, les vétérinaires eux-mêmes nous disaient qu’ils ne savaient rien de cette maladie…

La propagation est quand même présente modestement. Le film voyage avec Pierre jusqu’en Belgique où un autre éleveur a été touché par l’épidémie. Et il y a aussi toutes les séquences de recherches que fait Pierre sur Internet qui le connectent aussi avec la réalité de la crise qui ne touche pas seulement sa ferme.

Oui c’est vrai, mais il n’y trouve pas forcément de réponse. Même toi en tant que spectateur tu ne sais rien de cette maladie, ni comment elle se transmet, ni où en est son seuil de diffusion à l’international.

L’un des autres sous-genres qui pointe le bout de son nez à quelques moments du film c’est celui du
body horror. La séquence montrant Swann Arlaud supposément touché par l’épidémie, se versant de l’alcool sur une peau purulente est surprenante. Mais en même temps, elle laisse beaucoup le spectateur sur sa faim, c’est presque une fausse piste.

On s’est posé la question. Soit on jouait le truc à fond en expliquant qu’il avait chopé la maladie, soit on expliquait qu’il était complètement fou et qu’il a juste de l’eczéma. Mais finalement j’ai choisi de ne pas faire de choix et de ne pas être clair parce qu’il me semblait que c’est précisément là que pouvait se loger le trouble et le fantastique : dès lors que l’on ne sait pas…

Vous avez mis un pied dans le fantastique, mais on ne peut pas non plus dire que Petit Paysan soit purement un film fantastique. Pour la suite, réfléchissez-vous à vous y plonger complètement ?

Pour l’heure, je veux prendre mon temps avant de replonger dans la fiction et j’ai une histoire à raconter dans le cadre d’un documentaire centré sur la fin de la ferme de mes parents. C’est ça qui va m’occuper pour les cinq ou six prochains mois. Le processus créatif autour de Petit Paysan a été long et épuisant. Je ne parle même pas de sa promotion commencée à Cannes en mai, jusqu’à la sortie en août puis la tournée en province que je viens tout juste de terminer. J’ai besoin de me ressourcer et de prendre du recul avant d’attaquer à nouveau un projet de long-métrage de fiction et ce projet de documentaire me semblait idéal pour cela. Après, j’ai quelques idées qui germent tranquillement, donc tout va bien, je laisse le temps faire son œuvre.

Propos de Hubert Charuel
Recueillis par Joris Laquittant


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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