Guilty of Romance 2


Dernier volet de sa magnifique « trilogie de la haine », Guilty of Romance (2011) est également le seul film du génie punk japonais Sono Sion à avoir eu droit à une sortie sur les écrans français après un passage à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Aujourd’hui disponible sur la plateforme Outbuster, il est temps de revenir sur un film qui définit à lui tout seul l’expression « Fais pas genre ».

Regarde-la

Il est un peu difficile de véritablement vous encourager, chers lecteurs, à vous lancer tout de suite et maintenant dans le visionnage de Guilty of Romance. D’une part, étant le dernier volet d’une trilogie il est préférable d’avoir d’abord vu ses deux prédécesseurs, le sublime et épique Love Exposure (2009) et le (vraiment très) traumatisant Cold Fish (2010) (également disponible pour votre plus grand plaisir chez Outbuster). Ceci étant, la trilogie étant thématique et non pas narrative, vous pouvez vous permettre de les voir dans le désordre. En fait, il est avant tout indispensable pour moi de vous faire un avertissement. Pour ceux qui sont déjà habitués à l’univers de Sono Sion, celui-ci paraîtra bien superflu, mais pour les autres, il est nécessaire. Nécessaire, parce qu’entrer dans un film comme Guilty of Romance c’est accepter de se plonger dans une psyché incroyablement tortueuse et violente, c’est accepter d’être bousculé dans tout ce qui peut constituer un semblant de morale, c’est accepter même d’être quelque part agressé. Évidemment, d’un coup, cela ne donne pas très envie. Pourtant de l’envie, il y en a dans Guilty of Romance et c’est précisément par-là que le spectateur peut entrer et se laisser porter par un tel film. Si parfois la souffrance est au rendez-vous, elle n’a d’égale que l’incroyable ludisme qui se dégage du projet, la croyance infinie dans les puissances de la fiction qui est perpétuellement en marche, la foi absolue dans le cinéma d’un réalisateur arrivé à ce moment de sa carrière en pleine possession de ses moyens. 

Pour résumer, Guilty of Romance est un remake de Belle de Jour (Luis Bunuel, 1967) qui aurait croisé en route Showgirls (Paul Verhoeven, 1996) tout cela filmé par Sono Sion c’est-à-dire avec des couleurs dans tous les sens, des citations de musique classique que même Kubrick en son temps n’aurait jamais osé faire, des saillies gores, et une apologie permanente du politique incorrect et du dérangeant. En présentant ainsi, je vous sens, chers lecteurs, vous réjouir : ce long-métrage, c’est tout simplement les deux plus beaux films du monde tournés par l’un des meilleurs cinéastes contemporains. Amen. L’histoire est donc celle d’Izumi (extraordinaire Megumi Kagurazaka) femme mariée à un auteur de romans de gare à l’eau de rose dont la vie est monotone et triste. Un jour, on lui propose un travail dans le mannequinat, et progressivement elle découvre son corps, le plaisir, les Love Hotels, jusqu’au jour où elle rencontre Kazuko, qui sera son mentor. Elle lui dit que le sexe sans amour ne peut se faire que contre rémunération. Izumi va donc commencer à se prostituer. En même temps, on suit l’enquête de flics suite à la découverte d’un corps de femme découpé dans un Love Hotel. Évidemment, les deux histoires sont liées, l’affaire finira dans un terrorisant bain de sang. Nous n’en dirons pas plus.

Bien sûr, la réussite de Guilty of Romance tient d’abord et avant tout à ce qui fait le prix du cinéma de Sono Sion, c’est-à-dire sa liberté absolue à tous les niveaux. Liberté d’abord en termes de récit. Comme toujours, il peut se permettre à peu près tout et ce non pas dans un délire masturbatoire, mais dans une fidélité totale avec ses personnages. Cette fidélité qui fait que finalement ce sont quelque part les protagonistes qui écrivent l’histoire prouvant que malgré toute la violence – et parfois la menace du nihilisme qui n’est jamais très loin – Sono Sion est dans une empathie profonde, paradoxale et totalement sincère avec les êtres qu’il invente. Liberté, ensuite, dans la mise en scène qui se permet à peu près tout, mais là encore sans jamais qu’on ait le sentiment d’une quelconque épate. Par exemple, la dimension terriblement baroque, colorée et folle du dernier mouvement de l’œuvre ne paraît en aucun cas gratuite. C’est une apothéose morbide digne des plus grands films d’horreur psychédéliques (je pense souvent à Tobe Hooper, mais là il y a des raisons d’y penser). Liberté, enfin, dans le ton où Sono Sion peut se permettre toutes les provocations et tout le mauvais goût du monde. Pourtant, il ne faut pas se refuser d’entrer dans son cinéma à cause de cette provocation. Celle-ci n’est qu’un moyen parmi d’autres de participer émotionnellement, viscéralement au parcours du personnage.

Alors comme je le disais en préambule, il ne faut pas s’attendre à une expérience confortable. Peu de cinéastes peuvent vous faire participer à de telles montagnes russes émotionnelles, où le premier degré succède brusquement au second qui régnait jusqu’alors, de telle sorte qu’à chaque fois on ressent l’émotion en plein cœur, souvent douloureusement. Cette bascule du second au premier degré, du sourire provocateur à la violence pure se joue notamment dans une scène au téléphone qui est peut-être la plus douloureuse qu’on n’ait pu voir au cinéma à ce jour. Je ne vois que deux autres cinéastes capables de ruptures de ton aussi terriblement fortes. D’abord, le déjà cité Paul Verhoeven, et l’on pense encore une fois évidemment à Showgirls dont les mêmes montagnes russes émotionnelles continuent de déranger intensément. Et ensuite, on peut penser à l’un des cinéastes préférés de Sono Sion, George B. Miller, qui sur des thématiques bien moins directement violentes joue également avec nos attentes. L’exemple le plus probant se trouve forcément dans Mad Max : Fury Road (2015) où une orgie punk et dégénérée côtoie la violence la plus brutale (pour ne citer que celle-là, l’accident mortel d’une femme enceinte…).

Guilty of Romance est en tous les cas à plus d’un titre une sorte de synthèse de cette fameuse trilogie de la haine entamée avec l’euphorisant Love Exposure. Beaucoup moins joyeux et démesurée que cette fresque inouïe de près de 4h, mais en même temps moins nihiliste que Cold Fish et son final terrorisant, il est finalement peut-être le plus pur des trois, celui qui reste le plus définitivement fidèle à son déchirant personnage. Izumi est en effet une figure féminine magnifique. À travers sa mise en scène voyante, mais jamais totalement ostentatoire, Sono Sion veut nous faire chercher plus en profondeur dans son film, à passer ce premier cap. En ça, c’est la mise en scène la plus fidèle à son personnage qu’on puisse imaginer. Izumi est une femme qui cherche à être regardée, non pas superficiellement, non pas pour son corps, non pas comme pur objet de désir comme le font ses clients, ou comme pur objet de soumission comme le fait son mari. Elle cherche à être regardée dans son essence. Derrière la provocation se cache un être solitaire et désespéré bouleversant. Cette quête d’un regard juste posée sur elle guide le long-métrage, jusqu’à l’une de ses dernières scènes, totalement sublimes, où après le carnage Izumi pisse dans la rue, sans se cacher. Deux enfants passent, la regardent longuement. L’échange dure, et l’on se dit qu’elle est peut-être enfin sauvée.  

Guilty of Romance ne raconte donc pas uniquement le destin d’une émancipation féminine, même si c’est une part non négligeable du récit. Il raconte le destin d’une femme sauvée par un regard juste. Pour un cinéaste aussi souvent explicitement méta que Sono Sion, on ne peut pas ne pas penser que cela rejoint ce qui irrigue beaucoup de ses films. C’est par un regard, et donc quelque part par le cinéma, qu’Izumi est sauvée. Comme toujours chez Sono Sion, derrière le nihilisme, la dépression, la violence, il y a une porte de sortie, une seule voie pour se sauver : le cinéma, la fiction, ou même la poésie. C’est d’ailleurs par les quelques mots d’un poème prononcés par l’héroïne que s’achève le film dans sa fureur : « Je me tiendrai toujours derrière la fureur de vos larmes ». Le spectateur peut les prendre pour lui directement parmi les multiples interprétations. Derrière nos larmes versées, à la fin du film, Izumi sera toujours debout, la fiction l’emportera toujours sur notre condition. Derrière la violente, mais amusée sans doute, appellation « trilogie de la haine », il n’est pas impossible d’y voir finalement le contraire. Une forme de « trilogie de l’amour » qui, derrière ses atours parfois extrêmement violents, n’existe que pour stimuler de nouveau notre regard, notre envie de récit, notre amour de la fiction et des personnages.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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