Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma


Inédit en salles depuis sa diffusion sur TF1 (!) en 1986, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma débarque dans les cinémas grâce à Capricci, ou quand Godard déconstruit un roman policier avec une caméra vidéo so 80’s.

Grandeur et décadence de Jean-Luc Godard

Après que le chiant (au moins la première heure, c’est dire) Le Redoutable a braqué l’actualité cinématographique sur Jean-Luc Godard, c’est au tour d’un projet particulier de ce dernier d’apparaître pour la première fois dans les salles obscures. L’objet en question est né de la tentative suicidaire pour TF1 de confier au Suisse la réalisation d’un téléfilm dans le cadre de leur collection Série noire. Composée de 37 téléfilms diffusés entre 1984 et 1991, la collection livre des œuvres télévisuelles tantôt réussies tantôt oubliables, tournés par des noms qu’on peut connaître comme Paul Vecchiali, Yves Boisset, Serge Moati ou encore Dominique Othenin-Girard dont vous avez vu au moins un des travaux, chef-d’œuvre parmi les chef-d’oeuvres (sic), Halloween 5. Godard est donc un pari fou pour la chaîne qui veut l’ajouter à son tableau de chasse modeste des réals du samedi soir.

Évidemment, les responsables de TF1 se prennent le pari en pleine gueule et réalisent une des pires audiences de l’histoire de la chaîne en prime-time. Sur la base d’un roman de James Hardley Chase, l’ « intrigue » (toujours à mettre entre guillemets avec JLG) suit les pas d’un réalisateur (Jean-Pierre Léaud, nouveau rôle de cinéaste après Dernier Tango à Paris de Bertolucci et avant le Pornographe de Bertrand Bonello que nous avions d’ailleurs rencontré) tournant un film avec difficulté et ne se faisant que grâce aux malversations de son producteur (Jean-Pierre Mocky) qui va finir par les payer. Sur le papier, c’est un polar alléchant, pas moins qu’une autre. Mais l’exécution, c’est autre chose. D’abord, les amateurs de piqué et de perfection numérique risquent de tiquer en constatant que le téléfilm a été tourné avec une caméra vidéo, certes une des meilleures techniquement pour l’époque. Si le directeur de la photographie fait un travail admirable, il faut bien avouer que la vidéo a vieilli et que lorsqu’elle n’est pas liée à une véritable philosophie (ex : le Dogme 95) il est difficile d’en apprécier l’apparence en 2017.

Ensuite, Godard fait du Godard, le Godard qu’il était dans les années 80. Il déconstruit la narration, le montage, joue avec les spectateurs et ses nerfs (le long défilé des aspirants comédiens lors du casting, rejoignant les célèbres séquences de boucle chères au cinéaste), dilate, saccage, recolle, égratigne, trouble, agace, ennuie, séduit, tour à tour, en même temps. A mes yeux, JLG a à partir de la fin des années 60, a développé un cinéma qui s’est hermétisé de plus en plus, de plus en plus théorique, sujet à analyse cinéphilique universitaire davantage qu’à des expériences de cinéma émouvantes, directes, qui se jettent entièrement. Il y a cette distance hautaine, toujours ce recul, qui donne l’impression que Godard regarde de haut ses propres films, les spectateurs, lui-même, jusqu’à se faire apparaître le temps d’une séquence. La malice est toujours présente, teintée d’ironie (la conclusion du long-métrage, le traitement général de la vanité du milieu artistique), mais pour certains, dont je fais partie, cette conscience de soi constante et ce jeu tout intellectuel sont réfrigérants, d’autant que le bonhomme n’en est plus sorti depuis (voir ses réalisations des années 2000-2010…). Pour d’autres, admirateurs de cette œuvre complexe, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma les ravira, ayant réalisé le bras de force de casser le cinéma mais aussi la télévision, rien que dans l’idée que Godard en prime-time n’ait pas voulu faire autre chose que du Godard. Une telle liberté télévisuelle aujourd’hui serait impensable.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.