Steven Spielberg, ou l’art de diriger le regard 2


A l’occasion de la (mini) rétrospective Steven Spielberg sur Arte, Fais Pas Genre revient sur la capacité que possède le réalisateur de 1941 (1980) à guider le regard du spectateur.

Steven Spielberg prépare son plan accroupi tout près d'une maquette de dinosaure sur le tournage de Jurassic Park.

                                         © Universal Pictures

Une question d’immersion

Mosaïque de trois plans de Jurassic Park réalisé par Steven Spielberg, où Sam Neill approche son visage du T-Rex.

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Les mouvements d’appareil dirigés par Steven Spielberg peuvent se référer à cette citation du cinéaste Alexander Mackendrick : « Ce qu’un réalisateur dirige vraiment, c’est l’attention des spectateurs. » Une doctrine qui sied parfaitement à Steven Spielberg. Prenons deux exemples tirés de Jurassic Park (1993) pour l’illustrer. Après que Tim (Joseph Mazzelo) et Lex (Ariana Richards) ont été pourchassés dans les cuisines par les vélociraptors, ils entrent avec Grant (Sam Neill) et Sattler (Laura Dern) dans la salle de contrôle du parc. Un plan serré montre Grant fermer la porte de cette salle, possédant une fenêtre dans sa partie haute. S’ensuit un panoramique sur le mouvement descendant de Grant vers le verrou de celle-ci pour constater qu’il n’est pas fermé, pour cause de sécurité informatique. Un léger travelling avant accompagne ce panoramique, permettant de faire un gros plan sur Grant. Il finit par se redresser au niveau de la fenêtre, accompagné par un nouveau panoramique, et il voit apparaître à travers celle-ci un vélociraptor. Un fort impact visuel est alors obtenu par la trajectoire du mouvement d’appareil coïncidant avec l’entrée dans le champ d’un nouvel élément défigurant la composition du cadre. Élément d’autant plus visible, car le vélociraptor est surcadré par le contour de la fenêtre. Deux chocs se font ainsi ressentir, un optique et un dramatique, Grant devant empêcher le vélociraptor de rentrer. Spielberg emploie les mouvements d’appareil (travelling, panoramique) pour mettre dans un premier temps l’attention sur le verrou et sur Grant, pour dans un second temps surprendre davantage avec le surgissement du vélociraptor dans le cadre.

L’utilisation d’un panoramique de cette manière possède une résonance avec un passage de La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford, l’un des maîtres de Steven Spielberg. En ouverture du morceau de bravoure final (la course-poursuite entre les Indiens et une diligence), un des passagers de la voiture reçoit une flèche. L’impact n’est cependant pas montré. En amont, un plan cadre un autre passager s’apprêtant à boire de l’alcool mais celui-ci arrête son geste car surpris par un bruit. Un panoramique illustre ensuite le mouvement vers le protagoniste ayant reçu une flèche en pleine poitrine. Cela rejoint l’idée de « réel », sous-entendu par le mouvement d’appareil et l’inutilisation du montage que cherche à obtenir Spielberg. Il réutilise donc cette formule et se la réapproprie en ajoutant au choc visuel un choc moral. Ensuite, l’effet utilisé par Spielberg peut aussi se rapprocher du jump scare, figurant une apparition brutale dans le cadre d’un élément horrifique. Un emploi usuel consiste à une action de montage : un plan A présente un personnage qui observe un lieu, un plan B illustre ce lieu. Le schéma se répète jusqu’à voir dans le plan B l’élément perturbateur surgir brusquement dans le cadre. Spielberg n’use pas du champ-contrechamp, privilégiant des manières différentes pour mettre en image ces apparitions dont celle qui vient d’être décrite, véritable marque de fabrique du cinéaste. De plus, un spectateur habitué des codes du genre peut s’attendre au jump scare et à un surgissement. Avec cet exemple de Jurassic Park, il peut difficilement prévoir ce qui va advenir, Spielberg concentrant l’attention du regard du spectateur sur un objet anodin (la serrure), donnant une plus grande émotion à l’apparition du vélociraptor, car ce faisant de manière moins artificielle.

La scène où Laura Dern et Sam neill découvrent les oeufs de dinosaure en laboratoire, scène découpée en quatre plans.

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Avant d’en venir à notre second exemple, il est à noter que Spielberg recourt sans cesse au plan-séquence, qui généralement n’excède pas les trois minutes, ce dès ses débuts à la télévision : « J’ai tâché de lutter contre les recettes télévisuelles en tournant les scènes en plans-séquences, sans me couvrir et sans prévoir des coupes possibles. » dit-il. Le but du cinéaste avec les plans-séquences n’est pas de mettre en avant sa virtuosité technique mais au contraire de les rendre nécessaires pour intégrer le spectateur au sein de la diégèse. De nouveau dans Jurassic Park, avant la naissance d’un vélociraptor, Steven Spielberg opère un plan-séquence pour montrer l’arrivée des protagonistes principaux dans le laboratoire où a lieu cette naissance. Le premier plan est un insert sur un écran d’ordinateur affichant des génomes d’ADN avant qu’un travelling latéral aille jusqu’à un scientifique. L’avancée des personnages en direction de ce chercheur se distingue dans la profondeur de champ. Ensuite, un travelling arrière suit les mouvements de Grant en direction d’une couveuse. Son regard se dirige vers un bras mécanique, celui-ci tourne automatiquement les œufs de dinosaure sur cet incubateur. La vectorisation du regard de Grant dirige l’attention vers ce bras. Puis, Grant se déporte sur la droite de la couveuse, un léger recadrage accompagne ce mouvement, et l’appareil filmique s’arrête un court instant. L’inertie du cadre coïncide avec une nouvelle vectorisation du regard de Grant, portée cette fois-ci sur un œuf légèrement excentré des autres commençant à bouger. Notre regard ne peut ainsi que se porter sur cet objet, invité par la direction des yeux de Grant, d’autant plus que l’œuf se positionne sur une ligne de force du cadre. Le regard de tous les protagonistes est enfin porté vers lui jusqu’à la fin du plan. Un dernier mouvement arrière permet d’obtenir tous les protagonistes et la couveuse dans le cadre, avant qu’un plan serré ne coupe ce plan-séquence pour se concentrer sur la sortie du vélociraptor de sa coquille. Pour accompagner le public dans cette séquence, Spielberg utilise de fait les mouvements de tous les objets présents dans le cadre (personnages, bras mécanique, œuf de vélociraptor). Les mouvements ne sont pas sans but, ils permettent de guider les yeux du spectateur d’objet animé en objet animé pour finalement souligner l’événement marquant de cette scène : le mouvement de l’œuf, annonce d’une future naissance.

Cette action réalisée à l’aide d’un trucage découle alors naturellement à la suite de cette succession de mouvements, accordant l’illusion de la vie à cet œuf contenant un monstre jurassique. Ainsi, cette mise en scène combinée au mouvement d’appareils ne sert qu’à immerger le spectateur dans la diégèse et à servir un propos. Car dans cette séquence, Spielberg dessine en un mouvement le cycle de la vie des créatures du parc jurassique, avec pour commencer la manipulation génétique via l’outillage informatique pour in fine donner naissance à des dinosaures couvés là encore par une machine. En plus de porter une double signification évidente avec le projet même du film, cette séquence cristallise toute la maîtrise de la mise en scène de Steven Spielberg lorsqu’il s’agit de vous dicter où regarder. Une maîtrise qui perdure jusqu’à ses derniers films tel Ready Player One (2018).


A propos de Mathieu Guilloux

Mathieu n'a jamais compris le principe de hiérarchisation, il ne voit alors aucun problème à mettre sur un même plan un Godard et un Jackie Chan. Bien au contraire, il adore construire des passerelles entre des œuvres qui n'ont en surface rien en commun. Car une fois l'épiderme creusé, on peut très vite s'ouvrir vers des trésors souterrains. Il perçoit donc la critique comme étant avant tout un travail d'archéologue. Spécialiste du cinéma de Hong-Kong et de Jackie Chan, il est aussi un grand connaisseur de la filmographie de Steven Spielberg. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNTIY


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