Les Territoires interdits de Tobe Hooper 6


On était déjà revenu sur le cas Tobe Hooper à travers la sortie du coffret Blu-Ray par Elephant Films de Massacres dans le train fantôme, on peut revenir plus largement sur son œuvre grâce à la sortie chez Playlist Society d’un bel essai de Dominique Legrand consacré à la trop peu considérée carrière du réalisateur de Massacre à la tronçonneuse.

Terreurs et Carnavals

La préface de Jean-Baptiste Thoret le dit assez clairement, la carrière de Tobe Hooper a été longtemps enfouie dans un oubli quasiment généralisé, traumatisée par un chef-d’œuvre considerée comme trop grand pour elle. Pourtant, et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage, il rappelle à quel point cette carrière est cohérente, passionnante et emplie de points aveugles de la critique pourtant plus que jamais dignes d’intérêt. « Il était temps de lever le voile sur une des œuvres les plus atypiques du cinéma américain de ces quarante dernières années et d’éclairer enfin la forêt que cache l’arbre Massacre à la tronçonneuse. C’est chose faite. » Annonce Thoret pour conclure sa préface, et avec lui nous nous en réjouissons.

Ce qu’il y a de beau dans cet essai, c’est qu’il est moins un pensum universitaire jargonnant (même s’il est dense et très bien informé) qu’un témoignage sensible d’un spectateur encore bouleversé par la vision des films du cinéaste. Dans l’introduction, Dominique Legrand raconte sa première vision de Massacre à la tronçonneuse, en 1982, après des années d’attente causées par la censure, et l’expérience traumatique qui en a découlé comme pour n’importe quel spectateur. La question nous a tous traversé l’esprit : comment un tel film est-il possible ? Les puissances macabres qu’il charrie semblent rendre impossible pour son cinéaste de faire mieux. Et c’est un fait, Tobe Hooper, après avoir réalisé le film le plus terrifiant de l’Histoire du cinéma (au bas mot), n’a jamais pu faire mieux. Il n’en reste pas moins une carrière très riche, avec beaucoup d’autres films notables : Les vampires de Salem (1979), Massacres dans le train fantôme (The Funhouse, 1981), Poltergeist (1982), Massacre à la tronçonneuse 2 (1986) ou encore Lifeforce (1985). Legrand décèle dans cette œuvre plurielle et chaotique de nombreux points de convergences et plusieurs obsessions.

D’abord le cinéma de Tobe Hooper est un cinéma politique, et dresse un portrait saisissant de l’Amérique. Une Amérique ancestrale, celle des aînés, que les jeunes libertaires ne respectent plus, enfouie dans la terre, n’attendant qu’à être réveillée. Une Amérique texane désertique où est né le cinéaste et où est nichée une série de monstres. La monstruosité est elle aussi au cœur du cinéma de Tobe Hooper qui n’aura de cesse d’humaniser ces monstres pour nous les rendre attachants. On peut avoir du mal à le croire mais c’était déjà sa volonté dans le traitement de Leatherface, volonté qui sera plus évidente dans le deuxième opus où Leatherface devient un amoureux déçu. On pense évidemment au monstre se déguisant en Frankenstein dans Massacres dans le train fantôme qui est sans doute l’œuvre la plus manifeste de ce goût particulier de Hooper pour les monstres et pour le carnaval (comme le montre son magnifique générique de début). L’œuvre de Hooper – et Legrand le montre très bien – est une œuvre totalement carnavalesque, qui n’a jamais peur du grand-guignol et qui est très souvent proche de la farce féroce. Hooper envisageait d’ailleurs Massacre à la tronçonneuse comme une comédie noire, et fût très vexé que les spectateurs ne voient pas du tout la dimension humoristique (d’où un deuxième volet beaucoup plus parodique et fou). Comme le dit Thoret dans sa préface : « Pourtant, comment ne pas voir dans sa scène de repas final une manière d’excès et de grotesque qui évoque la Tea Party d’Alice au pays des merveilles ? ». Ce mélange d’humour et d’horreur vient sans doute de l’amour du cinéaste pour les comics. Même la scène finale, où les scènes insoutenables dans les bois, si traumatisantes pour nous tous pourraient venir de ce penchant du cinéaste pour le grotesque. Legrand écrit : « La course éperdue de Sally dans les bois, poursuivie par Leatherface, tient à la fois de l’horreur insoutenable et du grotesque d’animation ». Cet humour tapageur et tranchant est sans doute plus fort que jamais dans l’overthetop Massacre à la tronçonneuse 2 et dans son film signant son grand retour en salle en 2005 Mortuary. La deuxième partie de la suite du chef-d’œuvre est même une sorte de gigantesque parodie du premier, notamment de la scène du repas. La vue de cette partie est drôle et en même temps très dérangeante, parce qu’on voit notre chef-d’œuvre massacré avec une violence inouïe par son créateur lui-même, dans un numéro de bouffonnerie à la limite de l’indigeste. Legrand a raison d’insister sur cette dimension monstrueuse, bouffonne et carnavalesque du cinéma de Hooper, si caractéristique de son travail et de ses obsessions, et prisme par lequel passe toute une réflexion politique sur des temps troublés et les angles morts de l’Amérique, du génocide ammérindien à la guerre du Vietman. Legrand passe ainsi en revue de très nombreux niveaux de lectures et les signes cachés de l’œuvre… Aujourd’hui, si Massacre à la tronçonneuse est un film cité par à peu près tous les cinéastes de genre contemporains et que tous se revendiquent de lui (même Julia Ducournau prétend l’avoir vu à 6 ans), ce style carnavalesque semble sans descendance dans le cinéma contemporain, si l’on excepte Rob Zombie dont toute l’œuvre semble traumatisée par la monstruosité hooperienne.

Dominique Legrand permet de nous faire découvrir une véritable constance dans l’œuvre de Hooper, qui est pourtant constituée d’un grand nombre de films de commande tel que L’Invasion vient de Mars (1986) ou Poltergeist par exemple et pour ne citer qu’eux, mais qui sont tous emplis de cette beauté macabre caractéristique. Son œuvre, bien que pleine de ces commandes, est d’une grande radicalité, qu’on comprend mieux quand on sait que son premier film Eggshells (1970) est un film expérimental hippie complètement fou, qu’on pourra bientôt enfin découvrir en France dans une copie restaurée. Ce côté expérimental se retrouve très souvent dans l’œuvre d’Hooper, dans certaines séquences de montage hallucinées dans Massacre à la tronçonneuse, mais pas seulement. On pense par exemple à la première scène de meurtre du Crocodile de la mort (1977) qui en termes de récit est une référence explicite à Psychose (Alfred Hitchcock, 1960) mais qui dans son montage frôle l’abstraction la plus totale avec le visage hurlant de Judd (Neville Brand) gérant du Starlight Hotel. Le montage chez Hooper est sans doute l’endroit où se logent les plus belles expérimentations du cinéaste, où ses obsessions bouffonnes rejoignent des peurs ancestrales et un lyrisme magnifique. C’est dans l’inoubliable danse du soleil de la fin de Massacre à la tronçonneuse que l’on retrouve sans doute cela de la manière la plus éclatante.

Difficile de recouvrir toute l’œuvre de Hooper dans un article, et l’essai de Legrand s’en charge très bien. Il est nécessaire, salutaire, de s’y plonger, et surtout de se (re)plonger dans l’œuvre pour que cette belle forêt ne sombre pas dans l’oubli voilé par l’arbre immense et sublime qu’est Massacre à la tronçonneuse. Pour que ce grand cinéaste tragique continue de hanter nos imaginaires. Pour vivre de nouveaux magnifiques cauchemars.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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