Okja 7


La polémique interminable depuis la projection du film à Cannes autour de sa distribution ou non en salles a presque fait oublié le film lui-même, et l’événement qu’il constitue en soi en tant que nouvelle œuvre de l’auteur de deux des plus grands films des années 2000, Memories of Murder (2003) et The Host (2006). Le retour de Bong Joon-ho au film de monstre est-il donc à la hauteur des attentes ?

Un cochon dans le monde

S’il y a bien un film qui était attendu dans la compétition officielle du festival de Cannes c’était celui-là. Pourtant, si l’événement a bien été au rendez-vous, il ne l’a pas été nécessairement pour les bonnes raisons. On a beaucoup disserté sur les conditions de distribution du film, l’absence d’un accord trouvé entre Netflix et les exploitants en France, et ce n’est pas ici que nous y reviendrons (notre bien-aimé rédacteur en chef ayant déjà fait un bel article sur la question : En finir avec le vieux monde). Maintenant que l’œuvre est disponible sur la plateforme et visible par tous, il est temps de revenir sur ce qui compte le plus, le film en lui-même dont on a finalement peu parlé pendant son passage à Cannes.

Parce qu’avant toute chose, un nouveau film de Bon Joon-ho est un immense événement cinématographique, le genre d’œuvres qu’on attend comme on attend le Graal car on sait qu’il se pourrait qu’il nous donne le vertige, les frissons, les larmes aux yeux : on sait que quoi qu’il arrive il ne ressemblera à aucun autre. Voilà quatre ans qu’on avait pas eu de nouvelles du cinéaste, depuis son premier effort loin de sa Corée natale, le saisissant Snowpiercer (2013) qui en avait étrangement déçu plus d’un alors qu’il était par bien des aspects un modèle d’exil cinématographique réussi. Cela faisait un certain temps qu’on entendait parler de ce Okja, de ce nouveau monstre chez le cinéaste qu’il prenait un malin plaisir à cacher pendant un long temps de sa promotion. Lui qui a créé peut-être le plus beau monstre de cinéma des années 2000 avec The Host (2006) ne pouvait que nous faire saliver avec ce nouveau venu.

Qui est donc « Okja » ? C’est un « super-cochon » conçu par une multinationale dirigée par la tyrannique Lucy Morando. Génétiquement modifiée, ce cochon parmi tous les autres est censé nourrir des millions de personne et enrichir la firme. Pour promouvoir son produit, Mirando organise un concours mondial du meilleur cochon. 20 cochons sont envoyés chez 20 fermiers tout autour du globle. Okja est l’un d’entre eux et devient dans sa ferme en Corée le meilleur ami de la petite Mija pendant ces 10 années de préparation au concours, avant que l’entreprise ne veuille le récupérer et que Mija doive se lancer dans une longue aventure à travers le monde pour le retrouver, avec l’aide notamment d’activistes luttant pour la libération des animaux.

Si la créature Okja n’atteint pas la puissance de celle de The Host, à la fois métaphorique et graphique, elle n’en reste pas moins une grande réussite numérique, loin des cartons épuisants du minimalisme à la mode aujourd’hui à Hollywood. Cette créature porte en elle la démesure propre à son auteur, mais surtout sa profonde générosité qui fait un bien fou aujourd’hui dans le territoire miné du blockbuster contemporain. Cette générosité a toujours été la marque de fabrique de Bong Joon-ho, et là-dessus on peut être redevable à Netflix d’être la seule boîte de production à pouvoir offrir à un auteur aussi important les pleins pouvoirs et la pleine liberté. Bien sûr, cela n’empêche pas le long-métrage d’être confronté à de multiples contradictions. Celle qui sera la plus citée sera sans doute : comment faire un film aussi critique du capitalisme mondialisé au sein d’une entreprise comme Netflix ? La contradiction se tient, en même temps on peut également très bien considérer que Bong Joon-ho fait un calcul malin en se rendant sur cette plateforme. Bien conscient de la polémique qu’allait engendrer un tel choix et de l’ouverture à un public plus large que permet un tel mode de diffusion, Bon Joon-ho peut montrer à un public populaire ce qu’il n’est plus capable de voir depuis des années au milieu des productions formatées et débilisantes d’un cinéma hollywoodien sacrifié sur l’autel des productions Marvel, DC et autres indigences : des thèmes comme la violence de notre monde, la férocité de l’âge adulte, rien que ça. Okja est à mon avis le plus beau film pour enfants sorti depuis bien longtemps remplissant sa tâche spielbergienne de divertissement, de mélancolie mais aussi de dureté. On pourra discuter de l’âge adéquat pour voir le film (Netflix le classe de manière assez aberrante dans la catégorie -16 ans…), mais à y bien réfléchir, les plus beaux films pour enfants sont souvent ceux capables de les confronter à autre chose qu’aux mièvreries habituelles. Quand on réfléchit aux références du cinéaste pour ce travail-là, on y voit bien ce courant du film pour enfant. Les références à Mon voisin Totoro (Hayao Miyazaki, 1988) et plus largement à une bonne partie de l’œuvre de Miyazaki font d’autant plus sentir cette dureté, ce constat d’urgence d’un monde qui vit sans conscience de sa propre nature essentielle et qui chaque jour la détruit un peu plus. Les scènes rappelant Totoro sont essentiellement à chercher dans la première partie du film, la plus bucolique et peut-être la plus belle, dans les montagnes coréennes où Mija et Okja vivent dans une belle harmonie avec la nature, magnifiée par le scope et la superbe photographie de Darius Khondji. Après avoir dit un peu de bien de Netflix, je profiterai de ce moment de l’article pour tout de même regretter infiniment l’impossibilité de voir Okja en salles. C’est particulièrement dans ces beaux moments du premier mouvement qu’on voit à quel point Okja est un film pensé pour la salle et le grand écran. On ne peut que regretter de le voir sur petit écran, mais on avait dit qu’on parlait plus, donc j’arrête.

L’autre référence évidente à laquelle on pense, et que Bong cite dans toutes ses interviews, c’est celle de George Miller, peut-être le plus grand cinéaste animaliste hollywoodien, preuve en est l’immense Happy Feet 2 (2011). Je reviendrai prochainement dans un article humeur sur la carrière de ce cinéaste essentiel et injustement sous-estimé, c’est d’ailleurs l’une de ses œuvres les plus injustement mal-aimées que cite partout Bong Joon-ho, le merveilleux Babe 2, un cochon dans la ville (1998). Dans une interview accordée au magazine Première, il déclare ceci : « Si vous voyez une parenté [entre Okja et Babe 2], c’est pour moi un grand honneur. J’adore George Miller et ce film en particulier. Les gens connaissent mieux le premier, mais le 2 est un film fou, incroyablement sous-estimé. D’ailleurs, mon premier assistant P.J Voeten est le premier assistant attitré de Miller. Sur presque tous ses films, dont Babe 2 et Mad Max : Fury Road ». Au-delà du plaidoyer pour la défense des animaux, c’est essentiellement cette folie que récupère Bong Joon-ho de chez Miller, une même envie de mêler les tons, les registres, ne pas avoir peur du criard ou du grotesque. Bong Joon-ho dit que ce qu’il a le plus inspiré pour ce film, c’est le hurlement du cochon. Il voulait que pendant la projection, on n’ait le sentiment que ce cochon nous hurlait tout près de l’oreille. D’où cette démesure, ce côté fou et délirant du film. Comme Miller, Bong Joon-ho voit dans le genre et le film de divertissement la possibilité de réaliser une œuvre monde, aux multiples interprétations et niveaux de lecture. Okja est une satire brutale du capitalisme mondialisée, de la surconsommation, tous figurés par des figures délirantes et insupportables. Il est aussi un grand film d’action, avec quelques moments de mise en scène absolument saisissants (la course-poursuite de la fin de la première partie accompagnée d’une assourdissante musique de fanfare), jouant des figures du burlesques mais aussi beaucoup du cartoon. Il est enfin un mélodrame déchirant, n’ayant pas peur de la violence et d’utiliser une imagerie particulièrement dure. C’est le cas dans la scène de sauvetage final dans l’abattoir, particulièrement amère, où l’on trouve une imagerie presque concentrationnaire. La scène est déchirante, d’un niveau d’émotion qui vient tout emporter sur son passage à commencer par toutes les réserves qu’on aurait pu avoir jusque-là. Parce que, comme chez Miller d’ailleurs, la générosité du cinéaste jouissant de pleins pouvoirs peut parfois connaître ses limites : la tentation du kitsch (une guitare sirupeuse accompagne un peu trop le film), un humour parfois mal équilibré (notamment dans son apparemment inévitable tournant scatologique), des acteurs en sur-régime fatigants, ou des moments de flottements dans le récit difficilement compréhensibles (autour d’une intrigue familiale à la tête de l’entreprise par exemple). C’est sans doute le prix à payer de cette liberté et de ce refus du calibrage. Le grotesque, grande force du cinéaste, ne fonctionne pas toujours également, et ici les acteurs américains sont sans doute ceux qui en pâtissent le plus. Si Paul Dano est extraordinaire et tire remarquablement parti de ce jeu grotesque, Tilda Swinton semble un peu perdue et en fait trop, tandis que Jake Gyllenhaal oscille entre une pure virtuosité de jeu rendant son personnage assez fascinant (au début en Corée, mais aussi dans quelques moments de laboratoire) et des moments franchement insupportables et balourds.

Mais Okja produit son lot de miracles où tous ces excès réunis produisent une émotion extraordinaire. C’est le cas d’une séquence dans un centre commercial qui restera sans doute dans beaucoup de mémoires, s’achevant au ralenti et accompagné de la toute gentille Annie’s Song  de John Denver, de quoi faire rire nos esprits cyniques. Esprits vite remballés au profit de larmes profondes comme on en avait plus fait couler depuis de longtemps. C’est donc aussi pour ça, pour ce qui peut constituer une série de défauts, que Okja finit par l’emporter, tout comme une bonne partie de la filmographie de Miller : pour sa folie et sa générosité. Son désir de brasser large, de traverser le monde, d’en filmer toute l’horreur au milieu d’un divertissement grand public, d’oser la radicalité tout en conservant son aspect ludique, tout cela en fait un moment de cinéma forcément inoubliable. Même si, son radicalisme politique est tout sauf idéaliste. Pendant toute la durée du métrage, on croit bien par exemple que le groupe d’activistes de défense des animaux va prendre un autre visage et se révéler du mauvais côté. C’est d’ailleurs parce que les motivations du groupe sont troubles (l’un d’entre eux ne semble accomplir leur mission uniquement parce que c’est la plus cool possible) et ambigus que le film dépasse le manichéisme malgré le fait qu’il soit avant tout un conte.

Ce qui est en fait terrible, c’est que si le film brandit sa liberté et sa croyance dans les puissances de la fiction, il met malgré tout en scène un constat d’échec, ou alors d’une victoire amère, triste, individuelle par impossibilité d’être collective. Comme Mad Max : Fury Road, Okja est un pavé dans la mare vivifiant et incroyablement stimulant et en même temps il n’est jamais très loin de la résignation face aux catastrophes du monde contemporain. Déjà dans Snowpiercer, la révolution s’achevait sur un échec, et ne semblait pouvoir exister que dans une désespérance telle qu’elle n’annonçait aucun lendemain qui chante. C’est au moment où Bong Joon-ho jouit de pouvoir accomplir de grosses productions mondiales, où il peut embrasser la Terre entière dans des fictions internationales, qu’il est finalement paradoxalement le plus amer, le plus triste. Sa liberté totale de mise en scène sonne alors comme un déchirant chant du cygne, un mirage conscient, une jouissance désabusée.

Okja se révèle donc finalement être plus un film témoin qu’un film tract, en dépit de toute sa radicalité voire son militantisme (même si on ne peut pas parler de film vegan, le plat préféré de Mija étant un ragoût de poulet…). Une œuvre qui regarde le monde à travers les yeux des pures : le monstre et l’enfant. A la fin du film, après le générique, une lueur d’espoir apparaît pour le spectateur qui a encore la larme à l’œil. La sortie de prison du chef de l’association de défense des animaux, et leur réunion dans un bus. Ils enfilent des cagoules, en donnent une à une vieille dame inconnue. Cette dernière image laisse doucement envisager la croyance en une expansion. Il ne nous reste alors plus qu’à croire à la phrase de Jean-Pierre Léaud, La Maman et la Putain de Jean Eustache (qui je vous promets est un film qui fait pas genre) : « Mais quand la Terre tremble sous nos pas, quand l’amour, la réussite, la révolution ne veulent plus rien dire, vous savez, le Monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous ».


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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