L’empereur du Nord


A l’occasion de la sortie d’un beau coffret chez Wilde Side, Fais Pas Genre vous parle d’un Robert Aldrich mineur pour certains, mais surtout et avant tout passionnant pour sa brutalité et sa densité : L’empereur du Nord.

A man and a train

L’empereur du Nord raconte l’histoire terrible de vagabonds voyageant clandestinement sur les trains de marchandises où ils sont attaqués brutalement par les chefs du convoi. Shack, un de ces chefs est l’un des plus terribles et violents, va se retrouver menacé par l’un des vagabonds, dit « Numéro 1 », pour un combat brutal et sans merci…C’est pourtant sur un beau petit morceau d’humanisme comme seul Hollywood peut nous en offrir que s’ouvre L’empereur du Nord. La chanson A Man and a Train couvre des panoramiques sur le train qui avance. Elle dit en substance que l’homme et le train ne sont pas pareils, que l’homme en somme sait faire des choses que le train ne sait pas faire (comme gravir les montagnes même si c’est pour ne pas arriver au bout). Mais tous les deux tentent de courir le plus vite possible. On en a la larme à l’œil. Plus sérieusement, quand s’ouvre le long-métrage là-dessus, nos petits esprits, devenus cyniques à force de ne plus être habitués à ce qui pourrait tout simplement s’apparenter à de la candeur, prennent vite peur. Ceux-ci sont vites rassurés, puisque s’ensuit une scène d’une cruauté hallucinante où un pauvre tente de trouver une place dans le train pour finalement être sauvagement assassiné par le conducteur du train. Cette confrontation de ces deux scènes donne à elle toute seule, le ton du film : dans une forme classique hollywoodienne se joue un monument de brutalité primaire. Ce morceau de bravoure initial, monté avec une maestria indéniable impose également Aldrich comme un metteur en scène maitrisant son espace avec une grande précision et allant très loin dans la cruauté. J’ai même pensé en voyant cette scène à une possible référence, une scène gore aussi d’écrasement par un train dans un film mal-aimé, du plus que jamais regretté George Romero, Bruiser.

Cette double-ouverture confirme enfin, surtout et avant tout qu’Aldrich est bien un cinéaste qui fait pas genre. Un cinéaste contestataire, brutal, magnifiant les codes du bis, et donc parfois une forme de violence et de transgression pour mieux raconter la brutalité du monde décrit. L’affrontement virevoltant entre le contrôleur du train et le marginal vient nous raconter la lutte des classes au cœur de la Grande Dépression. On peut s’interroger tout de même sur la dimension politique tant le contexte joue finalement assez peu et est évoqué avec peu de précision. Reste que cette idée de figurer la lutte des classes de manière aussi violente et primaire, deux hommes s’affrontant dans un train en marche, avançant contre vents et marées, interpelle forcément. On n’apprendra rien à personne en rappelant à quel point le train est un motif essentiel voire consubstantiel du 7ème (bla bla bla frères lumières, arrivée du train en gare de la Ciotat) et toujours d’une grande force métaphorique. Ici il est le monde qui avance sans quasiment jamais s’arrêter, prenant ceux qui peuvent l’attraper sur le bord de la route, mais ne s’arrêtant pour personne. Il est ce monde à protéger pour les uns, celui à conquérir pour les autres. Mais finalement il continue son chemin, ne se souciant guère de ces querelles-là. La preuve, à la fin du dantesque combat, il n’y aura pas vraiment de vainqueur, et surtout le train continuera de rouler laissant les belligérants sur le quai. Si les corps puissants et animaux de Lee Mavin et Ernest Borgine sont continuellement magnifiés par la caméra d’Aldrich, et que le titre du film laisse croire que l’on assiste à un couronnement, celui d’une vengeance des pauvres, on ne peut s’empêcher de voir quelque chose de profondément désabusé dans la vision du cinéaste, voire même une part de cynisme dans cette description finale du héros des pauvres, devenu « Empereur du pôle Nord » si l’on reprend le titre original. On sent le titre placé ici avec un petit ricanement. Ce ne serait pas si surprenant pour un cinéaste qui n’a jamais eu beaucoup d’amour pour ses personnages (il traitait lui-même le personnage principal d’En quatrième vitesse de fasciste).

Ce qui fait que le film n’est pas désagréable à regarder malgré cette part évidente de cynisme, c’est qu’Aldrich croit profondément aux artifices de la fiction dont il use. Parce que L’empereur du Nord est avant tout un grand spectacle d’une facture remarquable, où les grands espaces croisent d’incessants moments de bravoure de mise en scène (avec au somment l’ouverture et la fin géniales du film). Les artifices du cinéma hollywoodien, le très méchant sadique, le très gentil très bon, sont utilisés paradoxalement à la fois avec un air désabusé et en même temps extrêmement joueur. On pourrait presque parler d’un cynisme ludique. Certains regretteront que ces personnages soient dessinés à très gros traits, mais c’est la porte d’entrée indispensable dans le film et son outrance. Sa puissance passe par l’acceptation de cette outrance qui n’est finalement que la meilleure émanation de la violence du monde décrit.

On peut vraiment remercier Wilde Side de nous offrir cette réédition et ce nouveau master nécessaire d’un film aussi oublié, trop souvent réduit à son statut de produit de studio suivant la mode du moment qui était à la Grande Dépression (depuis Bonnie and Clyde d’Arthur Penn, 1967). Il suffit de comparer la qualité d’image de ce nouveau master avec celle de la précédente édition DVD pour se rendre compte de la réussite de l’entreprise (notamment dans une scène de brouillard retranscrite avec une grande beauté) permettant de retrouver avec délectation le beau grain de la pellicule. On trouvera également dans cette édition un très intéressant livret signé Doug Headline qui revient sur l’histoire de l’auteur du livre qui inspire le film, From Coast to Coast with Jack London, Leon Livingston, ainsi que sur les carrières d’Aldrich et Lee Marvin. De quoi ravir tous les déçus des grands spectacles de l’été.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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