Phantom of the Paradise 6


A l’occasion de l’édition d’un magnifique coffret chez Carlotta, on revient encore sur le cas De Palma avec son film le plus personnel et peut-être le plus culte, Phantom of the Paradise.

We’ll remember you forever

Le titre nous fait commencer en chanson. Ce sont les premières paroles de la première chanson de la BO : « We’ll remember you forever Eddie/ Through the sacrifice you made/ We can’t believe the price you paid/ For love… » (du titre Goodbye Eddie, Goodbye). Rien de mieux pour revenir béatement sur ce film effectivement inoubliable qu’est Phantom of the Paradise. On ne serait que trop vous recommander d’écouter cette BO en même temps que vous lisez l’article. Si jamais la lecture est ennuyeuse, au moins vous passerez un moment auditif agréable.

Phantom of the Paradise est le 7ème long métrage de Brian de Palma. Il sort en 1974, alors que De Palma a commencé dans le cinéma underground le plus subversif – avec les réjouissants Greetings (1968) et Hi Mom ! (1970) – que déjà son obsession d’Hitchcock a commencé à poindre – dans Murder à la Mod (1968) essentiellement – et surtout qu’il vient à peine de connaître la désillusion des studios et de la commande avec Get to Know Your Rabbit. Ce film, sorti en 1971, est à bien des égards le point de départ de Phantom of the Paradise, et celui qui nous fait comprendre pourquoi ce 7ème film est le plus personnel de son auteur. L’expérience de Get to Know Your Rabbit fût un désastre à bien des niveaux, mais on retiendra surtout que la Warner vola le film à De Palma en le remontant et le massacrant. Celui-ci a beaucoup raconté qu’il fût meurtri par cette expérience. Phantom of the Paradise et l’histoire de Winslow Leach, jeune song-writer talentueux dont l’œuvre est volée par un puissant producteur musical, l’abominable Swann, joué par le génial Paul Williams, compositeur de la non moins génial bande-originale. Cette intrigue fait du film sans doute le plus personnel de son auteur.

Il est beau de voir que c’est avec l’un de ses tous premiers films de genre, le deuxième en fait après le formidable Sœurs de Sang (1973), qu’il glisse un pur autoportrait, loin d’être masqué par l’outrance et la démesure de sa mise en scène. Parce que Phantom of the Paradise c’est avant tout pour tous, le film ultimement culte de De Palma. Seul Scarface (1983) laissera une trace plus importante encore dans la pop culture, pop culture que pourtant De Palma n’épargne pas. « Il y a pire que d’être mort : être à la mode » dit De Palma, et rarement on a vu mis en scène avec finalement autant de détails le processus de déchéance d’un artiste volé, dans un système industrialisé et terrifiant. Le « Phantom » du titre, Winslow défiguré revenant se venger après qu’il a subi ce destin tragique, n’est pas la véritable instance de terreur du film. L’horreur vient bien plus du système monstrueux que met en scène De Palma, gigantesque, corrompu et vorace, qui a tout simplement vendu son âme au diable. C’est évidemment l’un des sujets du film : Swann n’est autre que le diable, ou plutôt un compositeur génial ayant vendu son âme au Malin pour conserver, grande surprise, sa jeunesse éternelle. Comme pour tout le reste des thématiques abordées dans le film, celle proche de Faust est envisagée pleinement. Bien sûr, il y a de la dérision, particulièrement grinçante, dans le film. Mais sa profonde puissance vient du fait que De Palma ne rit pas avec ces vieux mythes, il les prend à bras le corps, tentant de les réinvestir dans leur plus simple appareil, les rendre pur à nouveau. De Palma croit à l’émotion, croit au mélodrame, se lance dans une candeur magnifie. On peut l’accuser de naïveté à ce niveau, mais c’est ce qui rend le film si universel. Lorsque le Phantom voit Phoenix, la femme qu’il aime, embrasser Swann, alors qu’il est sur un toit vitré, il tombe des torrents de pluie, et il s’apprête à se suicider sans que jamais ce moment ne soit filmé avec une distance ironique, bien au contraire. C’est déchirant parce que De Palma croit en sa mythologie, et la profonde empathie qu’il génère pour les victimes de la machine infernale qu’il orchestre lui-même permet une émotion toujours aussi profonde aujourd’hui, malgré la frontière du temps, et l’aspect désuet et grandiloquent du décorum du film.

L’identification est totale parce que rarement les personnages d’un film de De Palma n’ont été aussi émouvants et incarnés. Le personnage de Winslow d’abord évidemment, incarné par William Finley dans ce qui constitue sans aucun doute son plus beau rôle, mais aussi le personnage de Pheonix, incarné par la sublime Jessica Harper, incarnation de la pureté à son tour pervertie par le système de Swan. La beauté de la bande originale de Paul Williams permet cette identification. Si beaucoup des éléments du film de De Palma peuvent avoir pris un charme un peu daté, il faut dire que cette bande originale n’a pas pris une ride et continue de bouleverser, mais aussi parfois de faire rire. En effet, on y trouve tout un tas de caricatures de styles musicaux, notamment dans les chansons interprétées par l’hilarant Beef (incarné par Gerrit Graham) metaleux grotesque aux pantalons en cuir moulant. Il y a une partie satirique évidente dans l’œuvre, cette dimension plus drôle renforce finalement la violence, et même l’émotion du film par la sincérité criante de l’auteur qui en transparaît. Pour ne citer qu’un des éléments les plus célèbres du film : le groupe phare de la boîte de Swan se nomme les Juicy Fruits, soit les fruits pressés. Il est intéressant de constater qu’au fil des changements de styles musicaux, les membres de ce groupe reviennent, dans de nouvelles tenues adaptées aux nouveaux styles. Le système les a dévorés pour les vomir : le contenu est le même, seule la texture a changé.

La radicalité du propos du long-métrage dans cette ambiance glam donne un mélange détonnant et finalement très brutal dans la carrière de De Palma. Cela se ressent dans la forme, chaotique et radicale elle aussi, et ce essentiellement dans l’étourdissant final sanglant pendant le concert. Pour cette scène, De Palma a fait jouer un vrai concert et filmait avec plusieurs caméras pour donner un sentiment de « cinéma-vérité » dit-il lui-même. Cela donne tout simplement l’un des plus grands moments de mon Histoire du cinéma, un moment opératique et cruel où tout est révélé et qui fait vibrer une émotion débordante. Ce qui est émouvant, comme dans tous les moments de mise en scène bouleversants de la carrière de De Palma, c’est qu’il y a aussi une notion de plaisir derrière la caméra, une jouissance du cinéaste capable de suivre toutes ses envies, jusqu’au mauvais goût. Comme le sublime travelling circulaire autour de Carrie de Tommy Ross au bal de fin d’année Carrie (1976), extraordinaire moment suspendu avant le carnage, comme l’étourdissant plan d’ouverture de L’impasse (1990), le cri assourdissant de la fin de Blow Out (1981), ou encore les scènes de baiser, de comédies musicales, voire juste tout Body Double (1984), Phantom of the Paradise regorge de ces moments de mise en scène que seul De Palma, dans sa folie, voire même sa mégalomanie peut se permettre. Un travelling à 360° faisant défiler sous les yeux de Swan différents groupes de rock, des adresses caméras, des mouvements d’appareil subjuguants, autant de moments témoignant tous de l’amour du cinéaste pour la technique et la technicité, ce que prouve les très belles scènes de manipulation de la voix de Winslow dans le studio d’enregistrement.  Aussi proche de ses personnages que de son désir fou de cinéma et de virtuosité, De Palma signe peut-être là son plus beau film finalement, parce qu’il est peut-être le plus fou de ses films, en même temps qu’il est le plus accessible, et l’un des plus directement émouvants. Bien-sûr,Brian  De Palma oblige, le film regorge de références et de citations dans tous les sens (dont la plus drôle est certainement celle de la scène de la douche de Psycho (Alfred Hitchcock, 1960)) mais l’émotion du film ne vient pas que de cet art de De Palma pour le recyclage cinématographique. Elle est ici plus pure, plus directe que jamais. Et je ne dis pas ça uniquement parce que j’ai envie de pleurer en arrivant vers la fin de la BO…

Personne ne pouvait mieux rendre hommage au film que Carlotta avec ce coffret. Il faut se ruer sur ce magnifique objet, où l’on peut trouver un livre remarquable dans lequel est proposée une passionnante interview d’époque de Brian De Palma, ainsi que différents articles recouvrant tous les aspects du film, avec de belles photos. On ne pouvait pas envisager meilleur master pour le film que ce Blu-Ray, qui rend particulièrement hommage aux couleurs et à la magnifique photographie de l’œuvre. Les suppléments sont très riches (avec notamment une perle rare, un entretien de Paul Williams avec Guillermo del Toro) passionnants et ludiques (si si, il y a même un karaoké de 6 chansons). Après les magnifiques coffrets de Body Double, Les Banlieusards (Joe Dante, 1994) et Little Big Man (Arthur Penn, 1970)  Carlotta frappe encore très fort et on ne peut que les remercier infiniment… Sur ce, je crois qu’on arrive à The Hell Of It, magnifique dernière chanson de la BO, il est temps que s’achève cet article tout en nuance, fidèlement aux habitudes de votre dévoué serviteur. Si vous ne l’avez pas encore compris : jetez-vous sur ce coffret, et revoyez le plus vite possible ce chef-d’œuvre. Vous ne le regretterez et ne l’oublierez jamais.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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