Freaks


Malgré un échec critique retentissant qui a bien failli creuser la tombe de la MGM, Freaks est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre culte qui sous la forme d’un magnifique plaidoyer, milite pour le droit à la différence. Retour sur la production catastrophique d’un film maudit à l’occasion de sa ressortie en salle et de la soirée estampillée “Fais pas Genre” organisée en partenariat avec le cinéma Le Dietrich de Poitiers.

Le Freak, c’est chic

En 1932, les cirques itinérants dans la lignée de Barnum constituent encore un des divertissements principaux des populations défavorisées. Leur principale attraction ? L’exhibition de personnes atteintes de malformations spectaculaires, surnommées les freaks. Dans le cirque Tetrallini, Hans, un jeune homme atteint de nanisme, tombe amoureux de la grande et belle Cléopâtre, la trapéziste. Amusée au départ, celle-ci finit par céder aux avances de Hans lorsqu’elle apprend que ce dernier a hérité d’une belle fortune. Un jeu machiavélique à base de mensonges et de manipulations va alors se mettre en place…

Au début des années 30, le genre fantastique est en plein essor. L’époque est aux Frankenstein, Momies et autres monstres en tout genre. Deux studios se livrent alors une guerre acharnée : Universal, dont les fameux « Universal Monsters » ont conquis le public américain, et la MGM, dont les débuts dans ce mauvais genre sont encore balbutiants. Ayant eu vent de la création prochaine de Frankenstein par Universal, Irving Thalberg, exécutif de la MGM, décide de frapper un grand coup : produire le film d’horreur le plus terrifiant de tous les temps. Difficile de croire que l’un des plus grands chef-d’œuvres cinématographiques n’a été créé qu’à des fins de concurrence bassement commerciale… Grisé par son projet, Thalberg choisit quatre de ses meilleurs scénaristes pour adapter une nouvelle de Tod Roddins, auteur qui s’est construit une solide place dans littérature horrifique de seconde zone. Au grès des multiples réécritures, le script finit par s’éloigner de la nouvelle initiale pour proposer une nouvelle trame plus horrifique. Pour réaliser le film, Thalberg désigne Tod Browning, excellent technicien et fidèle réalisateur de la MGM. Né en 1880, Browning fait partie de cette poignée de réalisateurs à être parfaitement polyvalents en fonction des situations, n’hésitant pas à combler le manque de budget par d’astucieuses idées de mise en scène. Cerise sur le gâteau : Browning a été élevé dans le milieu du cirque et considère tous les « freaks » comme des membres de sa propre famille. Lui-même est clown, acrobate et contorsionniste : de quoi porter un regard plein d’empathie sur un milieu souvent craint et montré du doigt. Browning est engagé, Thalberg comblé : tout semble annoncer un tournage rapide permettant de livrer le métrage à temps pour concurrencer Frankenstein. Les choses vont pourtant s’avérer bien plus complexes que ne l’imaginait Thalberg…

Pour constituer les membres de la troupe de Tetrallini, un gigantesque casting est organisé dans les différents cirques de la côte est des États-Unis. Car pour Thalberg comme pour Browning, hors de question de céder à la facilité des effets spéciaux et des maquillages : les freaks du film seront de véritables artistes de cirques atteints de véritables difformités. Comment mieux effrayer le spectateur qu’en lui proposant un film où la délimitation entre le réel et la fiction est volontairement effacée ? Ici, pas de happy-end rassurant où l’on imaginerait Dracula nettoyer son maquillage et retirer ses fausses dents à l’issue du film : l’effet d’authenticité sera brandi comme un étendard par Browning. Une fois la troupe constituée, le tournage peut commencer : le 1er septembre 1932 marque le premier tour de manivelle. Pendant toute la durée du tournage, les problèmes ne cesseront de s’accumuler. Les « freaks », pour commencer, provoquent l’effroi dans les studios de la MGM. Conscients de l’effet qu’ils produisent, certains n’hésitent pas à se cacher dans des recoins sombres et à pousser des hurlements au passage des piétons. Browning ne dirige plus seulement une troupe de cirque, mais une colonie de vacances peuplée d’enfants… L’ambiance se durcit au sein de la troupe : les freaks, dont la plupart ont déjà une longue carrière derrière eux, voient d’un mauvais œil cette industrie cinématographique qui cherche à les remplacer. Browning lui-même se comporte en tyran avec les techniciens, dont la plupart diront plus tard qu’il s’agissait là du tournage le plus pénible de leur vie. Les nombreux problèmes techniques liés aux éclairages et aux décors ne cessent de retarder le tournage : on parle déjà de plusieurs milliers de dollars de déficit. Cerise sur le gâteau : la bande-son, absolument désastreuse, doit être entièrement recréée en studio.

Finalement, le tournage se termine sans trop de dégâts quelques semaines après la sortie de Frankenstein. Satisfait du résultat, Thalberg procède aux premières projections tests du film, face à un public sélectionné au hasard. Les réactions ne se font pas attendre…Horrifié, le public quitte la salle bruyamment : selon la légende qui entoure le film (et qui a grandement contribué à en faire la publicité), une femme aurait même fait une fausse couche durant la projection. Catastrophé, Thalberg renvoie le film sur les bancs de montage pour en faire une seconde version dans l’espoir qu’elle remporte l’adhésion du public. De la version d’origine, il ne reste pas grand-chose : seules quelques notes dans les carnets de Browning révèlent l’existence de scènes finalement retirées du montage. Afin de rendre la narration plus captivante, le film est désormais structuré autour d’un immense flash-back qui permet de revenir sur l’histoire du plus terrifiant des freaks et d’en comprendre la mutilation. La courte durée du film (1h03) permet de le projeter en avant-programme et de lui garantir ainsi une exploitation plus longue dans les salles. Freaks sort finalement dans sa seconde version le 20 février 1932. Sans surprise, Freaks est un échec public et critique. Avec un budget d’un peu plus de 350.000 dollars, un record pour un film de série B, il n’en rapportera que 100.000. Les critiques, pour la plupart acerbes, accusent Browning de faire preuve d’un voyeurisme malsain et d’exploiter les exclus sous couvert de les prendre en pitié. Seul le Motion Herald Picture viendra nuancer les autres critiques en mettant en avant la très grande maitrise formelle de Browning. Très affecté par les critiques, ce dernier ne réalisera après Freaks que quatre autres films dont la plupart sont aujourd’hui introuvables, avant de prendre sa retraite en 1939.

Malgré une interdiction de près de 30 ans en Angleterre, le film passa sans encombre au travers des mailles de la censure américaine et obtient rapidement l’aval du fameux code Hayes, censé garantir la représentation de bonnes mœurs. Comme beaucoup d’autres films de cette époque, Freaks joue avec les codes de la censure, en n’hésitant pas à parsemer les dialogues de sous-entendus sexuels. La fameuse scène où Cléopâtre, vêtue d’un simple peignoir, demande à Hercule la « cuisson de ses œufs » en présente un bel exemple… En France, deux personnalités jouèrent un rôle crucial dans la diffusion du film : Henri Langlois, qui, ayant compris la puissance du cinéma de Browning, garda une copie spéciale du film dans la Cinémathèque Française, et Patrick Brion qui fit découvrir le film à des générations de cinéphiles grâce au « Cinéma de minuit » sur France 3. Le moins que l’on puisse dire c’est que le film n’a rien perdu de sa puissance ni de sa violence. À travers la représentation parabolique d’une confrontation entre la monstruosité physique des anormaux et la monstruosité morale des normaux, le film interroge notre rapport à l’autre et à la différence. Proposé dans une copie numérique de toute beauté, Freaks est un film à (re) découvrir de toute urgence, une œuvre aussi essentielle que dérangeante qui consacre Tod Browning au pinacle du genre.


A propos de Alban Couteau

Biberonné à Evil Dead depuis sa plus tendre enfance, Alban manie la plume comme certains la tronçonneuse. Capable de convoquer Dario Argento et Alain Resnais dans la même phrase, il entend bien montrer que la beauté cinématographique peut s’exprimer par l’hémoglobine et le mauvais gout. A bon entendeur !

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