[Masterclass] William Friedkin, The Sorcerer 2


Cette année, la traditionnelle Leçon de Cinéma du Festival de Cannes a mis à l’honneur le grand William Friedkin. Réalisateur de French Connection (1971), le mythique L’Exorciste (1973), Sorcerer (1975), Police Fédérale Los Angeles (1985) ou encore plus récemment Bug (2006) et Killer Joe (2013). Voici un compte-rendu de ce grand moment du 69ème Festival de Cannes.

William Friedkin in “The Devil and Father Amorth” / © Tous droits réservés

Chicago – Le Documentaire

« Je suis né à Chicago et j’y ai grandi. C’est une ville très intéressante, elle présente beaucoup de diversité, des hispaniques, des allemands, et on y trouve même la plus grande population polonaise après Varsovie ! J’ai donc grandi avec des influences culturelles européennes mais aussi avec la culture jazz que j’ai découverte en trainant dans les clubs de Chicago. Je n’ai pas étudié le cinéma, mon école de cinéma ça a été Citizen Kane (Orson Welles,1941), les films de Alfred Hitchcock et ceux de la Nouvelle Vague française. Quand j’étais enfant je ne regardais que des dessins animés ou des films totalement stupides comme les comédies des frères Stooges. Je n’ai pas vu de grands films lorsque j’étais enfant, j’allais au cinéma pour me divertir et rien d’autre ! J’ai vraiment voulu devenir réalisateur après avoir vu Citizen Kane et je n’avais que vingt-et-un ans. Quand j’ai commencé à faire des documentaires je l’ai fait non pas pour devenir réalisateur mais parce que j’avais l’impression que la réalisation de The People vs. Paul Crump (1965) était la seule manière de lutter pour sauver la vie de cet homme. C’était un noir américain qui était condamné à mort, j’ai trouvé ça très injuste et j’ai réagit de manière instinctive, c’était comme si d’autres forces me contrôlaient et me dictaient ce qu’il fallait que je fasse. J’ai donc fait mon premier film uniquement pour sauver la vie de cet homme. Le fait que je sois devenu cinéaste par la suite n’est qu’un pur hasard, un incident. Par la suite, j’ai réalisé peut être 2000 programmes pour la télévision mais je n’y ai rien appris sur le cinéma ! La télévision, c’est un support totalement différent. La seule chose que j’ai apprise à vrai dire c’est que ces deux supports sont collaboratifs, avec l’un ou avec l’autre il faut savoir communiquer ses idées aux autres, être compris de toute cette équipe qui travaille autour de vous. Ce n’est pas comme la peinture qui est un exercice solitaire, le cinéma est un art de collaboration, c’est comme mettre en scène pour le théâtre ou pour l’opéra, c’est un travail d’équipe. »

Harold Pinter, l’écriture, l’anniversaire, le huis-clos

« Mon documentaire The People vs. Paul Crump (1965) avait été sélectionné dans un Festival à San Francisco et y a gagné le Grand Prix, j’ai donc profité de mon séjour pour aller voir une représentation de la pièce de théâtre L’anniversaire qui était jouée par la troupe de l’Actors Workshop. Cette pièce a eu un impact important sur moi, tout autant que Citizen Kane, si bien que je voulais faire quelque chose de plus avec ce texte. Je savais qu’il n’était pas très malin de vouloir en faire une nouvelle adaptation théâtrale à Chicago, car dans ma ville natale il n’y a malheureusement pas de public pour le théâtre. J’ai donc gardé dans un coin de ma tête l’idée d’en faire un film. J’ai finalement réussi à rencontrer Harold Pinter, l’auteur de la pièce, qui était sûrement le plus grand dramaturge anglais de cette époque et nous avons décidé de travailler ensemble sur l’adaptation cinématographique du texte. Si j’ai appris à écrire des scénarios, des histoires, c’est surtout grâce à mon travail avec Harold. J’ai travaillé durant un an avec lui sur le scénario de l’adaptation de L’anniversaire (1967) à la fin des années 60. Pinter disait souvent que si l’on est un vrai auteur/réalisateur on ne doit pas accepter que l’on change un seul mot du scénario. Il prenait pour exemple Shakespeare, en expliquant que si vous changiez un seul mot, une virgule, cela changeait tout le rythme de la phrase et vous en dénaturiez le sens. Je crois que ce n’est pas totalement vrai, car en le voyant travailler j’ai surtout appris une chose qui est devenu ma doctrine personnelle : seules les meilleures idées fonctionnent ! Malgré sa position très ferme sur le scénario, il écoutait quand même les suggestions que je pouvais lui faire ou que les acteurs proposaient sur le plateau et si c’était mieux, il n’hésitait pas à enfreindre sa propre loi ! Le film traite des peurs irrationnelles, nous en avons tous. Je ne sais pas si vous avez la même que moi, mais pour ma part ce qui m’effraie plus que tout c’est que quelqu’un pénètre chez moi, me vole tout ou m’enlève. Je pense que ce n’est pas un sentiment rare et c’est de ça que l’on parle dans L’Anniversaire. C’est l’histoire de deux étrangers mystérieux qui débarquent dans une pension où vit seul un homme nommé Stanley Webber. Après leur intrusion, les deux hommes vont se mettre à persécuter Stanley et lui organiser une fête d’anniversaire qui va mal tourner. L’enjeu du film était qu’il se déroulait dans un seul lieu, j’ai toujours été personnellement très intéressé par les histoires qui se déroulent dans un lieu unique, restreint en superficie, comme dans la pièce de Sartre Huis-Clos qui a eu aussi un énorme impact sur moi. Alors c’est vrai que c’est peut-être plus simple quand vous avez tout le désert ou une jungle comme possibilité de décor, mais en soit, ce qui est le plus difficile, dans tous les cas, c’est de retenir l’attention du spectateur. »

L’art du casting, la méthode Brando, les acteurs britanniques

« Je choisis un acteur ou une actrice d’abord pour son intelligence. Bien sûr je m’assure qu’il convient au personnage et à l’histoire mais je dois surtout être certain qu’il a compris les enjeux du récit et des personnages, aussi bien que moi. J’ai travaillé avec de grands acteurs qui ne savaient même pas ce qu’ils avaient à faire, ils arrivaient sur le plateau sans avoir la moindre idée de ce qu’était leur personnage ou de ce que la scène devait raconter ! Heureusement j’ai aussi travaillé avec des comédiens très intelligents qui s’investissaient beaucoup dans leurs personnages et avaient tout compris, c’est personnellement ce type de comédiens que je préfère. Beaucoup des problèmes liés aux comédiens viennent de Marlon Brando. C’est lui qui a lancé toute une école de jeu d’acteur, car lorsqu’il est arrivé au cinéma il a jugé qu’il n’avait plus besoin d’apprendre ses dialogues. Quand je vois la célèbre photographie de tournage du Parrain (Francis Ford Coppola, 1972) avec Robert Duvall dont la poitrine est recouverte d’un carton contenant le texte de Brando, ça me rend dingue ! Certains acteurs avec qui j’ai travaillés pensaient que c’était une méthode géniale pour rendre le jeu plus spontané, mais pour moi c’est évident que c’était avant tout de la pure paresse ! Bien sûr Marlon Brando était un grand acteur… Mais malheureusement beaucoup de comédiens ont voulu adopter sa technique par la suite, au détriment du travail, mais aussi des autres comédiens qui, eux, apprenaient leurs textes ! Voilà le vrai héritage de Marlon Brando… Ce qui différenciait les acteurs britanniques des acteurs américains c’était justement qu’ils étaient bien préparés ! Ils arrivaient sur le plateau en connaissant parfaitement leurs dialogues. Vous savez, je crois que cela vient du fait qu’ils ont tous dû jouer Shakespeare, et quand on joue du Shakespeare on ne peut pas lever la tête pour regarder l’antisèche collée au plafond ou sur le front de son partenaire ! C’est bien simple, on ne peut pas jouer Shakespeare sans connaître le texte sur le bout des doigts, en comprendre chacune des lignes et les intérioriser. Je préfère mille fois cette méthode d’acting à celle de Brando. Cela ne veut pas dire pour autant que je ne cherche pas la spontanéité ! En général, aujourd’hui, je ne fais pas plus d’une prise. Mais quand j’étais jeune réalisateur je recherchais le miracle si bien qu’il m’arrivait de faire presque vingt prises ! J’ai appris bien vite en étant présent au montage que c’était souvent la première prise que je préférais, parce qu’elle était plus spontanée. Je crois fermement en la spontanéité, cela rend les situations plus plausibles. Je demande aux comédiens sur le plateau de se lâcher, de s’abandonner au personnage, mais parce que je choisis des comédiens scrupuleux dans leur travail, je sais que le dialogue sera respecté à la lettre, mais joué de manière particulièrement spontanée. »

L’homosexualité, les garçons de la bande, les répétitions

« Lorsque j’ai réalisé Les Garçons de la bande (1970) je ne pensais pas réaliser un film précurseur sur l’homosexualité. Aujourd’hui les mœurs homosexuelles sont un peu mieux acceptées dans les grandes villes américaines, mais à l’époque ce n’était pas le cas et le film a eu son importance en ce sens. Il est évident que réaliser aujourd’hui ce film n’aurait pas la même pertinence, le même impact, et heureusement. A l’époque, je n’étais pas particulièrement attiré par ce sujet d’un point de vue documentaire, j’avais simplement envie de raconter une histoire d’amour avec une bonne dose d’humour, du pathos et des personnages fabuleux ! Mart Crowley a écrit un scénario incroyable parce qu’il connaissait le milieu gay new-yorkais de cette époque. Moi, j’ai dû me documenter, m’imprégner de cet univers car je n’y connaissais rien. C’est vraiment le scénario qui m’a bluffé et quand on me l’a proposé j’ai tout de suite décidé de le mettre en scène. Contrairement à L’Anniversaire, c’est un film avec beaucoup de comédiens si bien que nous avions beaucoup répété avant le tournage avec l’ensemble du casting. Le découpage de ce film est très posé, très dur, avec ses lumières très sombres, ses gros plans : c’est une mise en scène qui selon moi tue quelque peu la spontanéité, si bien qu’il fallait que celle-ci s’incarne par le jeu. Tout l’enjeu était de faire en sorte que les nombreuses séquences d’hystéries du film paraissent naturelles et non jouées, il fallait parvenir à calmer les comédiens, les ramener à un niveau de jeu et d’intensité beaucoup plus cinématographique. Quand je regarde des comédiens jouer, je les observe vraiment, je les étudie, pour comprendre le plus rapidement possible ce qui fait, pour chacun d’entre eux, leurs forces et leurs faiblesses. Mon travail est de faire en sorte de mettre en valeur leurs forces et de cacher bien évidemment au maximum leurs faiblesses, de les contourner. La clé pour y parvenir c’est vraiment les répétitions. Mais cela dépend vraiment des films car par exemple dans French Connection (1971) ou L’Exorciste (1973) nous avons travaillé sans faire la moindre répétition, si ce n’est peut-être avec l’actrice qui incarnait la petite fille possédée parce qu’elle était plus jeune et avait besoin de savoir ce qu’on attendait précisément d’elle sur le plateau. Ce qui était compliqué à faire dans Les Garçons de la bande c’était d’orchestrer ses changements de ton, y compris dans le jeu, car faire s’emboîter tragédie et comédie dans le contexte d’une même narration est très périlleux. »

Howard Hawks, French Connection, Costa-Gavras, Fidel Castro

« Howard Hawks avait dit dans une interview que c’est lui qui m’avait dit de tourner French Connection (1971) mais c’est du bull-shit ! Des conneries ! En fait j’avais rendez-vous avec sa fille Kelly, on a eu un rancard qui s’est transformé en ménage. Elle avait dix-neuf ans, ça faisait seize ans qu’elle n’avait pas parlé à son père quand elle a reçu un coup de téléphone de Howard qui lui demandait de venir le voir à Los Angeles. Nous sommes donc partis de New York tous les deux pour aller voir son père. Nous l’avons retrouvé dans un restaurant – je ne me souviens plus quel âge il avait à l’époque, mais je me souviens qu’il avait une espèce de peau de bébé, aucune ride, pas de cheveux – Kelly me présente à son père et lui dit « Tu sais papa, William fait de très bons films lui aussi ! », Hawks me regarde intrigué et me demande « Quel était votre dernier film ? » je lui réponds que c’est l’histoire d’une fête d’anniversaire avec huit hommes homosexuels… Et donc le réalisateur de La Rivière Rouge (1948) me regarde droit dans les yeux et me dit « Non petit, tu ne devrais pas faire des films comme ça ! Les gens en ce moment aiment les films d’action ! ». A ce moment, je ne pensais pas du tout à French Connection, nous n’en avons pas du tout discuté ! Ce qui est vrai par contre c’est qu’il m’a dit que le public voulait voir des films d’action et que j’y ai repensé en me lançant sur French Connection. C’est le seul film que j’ai réalisé sans en apprécier le scénario. En réalité, pour tout vous dire, il n’y avait pas de scénario ! Ce qui est amusant c’est qu’il a tout de même remporté l’Oscar du Meilleur Scénario Adapté alors que nous avons inventé l’histoire en la tournant ! L’idée de base était de superposer une dimension documentaire à une trame de fiction. J’avais apprécié réaliser des documentaires au début de ma carrière mais les premiers films de fiction que j’avais faits ne se portaient pas vraiment à cette hybridité. C’est en fait le film de Costa-Gavras, le fameux Z (1969) qui m’a beaucoup inspiré parce que lui y était arrivé ! Son film ressemblait à un documentaire et le public avait l’impression de vivre sur le moment quelque chose de réel, c’est cela qui m’a incité à tourner French Connection comme cela, en recherchant ce même réalisme. Le cameraman, Enrique Bravo, était cubain et avait filmé la révolution cubaine de l’intérieur, au moment où Fidel Castro s’était réfugié dans les montagnes avant la prise de la Havane. Quelque part, ce style de prise de vue très reporter qu’il avait expérimenté se retrouve dans la manière de filmer de French Connection, c’était l’homme de la situation, le cameraman idéal pour filmer ainsi cette histoire. Je n’avais pas besoin de lui dire quoi faire, il avait cet instinct de la prise de vue sur le vif qu’il avait acquis de par ses expériences passées. Au début, par crainte de mal faire, il me demandait souvent ce-que je voulais qu’il filme et dans quelle valeur de plan, j’ai fini par lui dire « Ecoute, est-ce-que Castro te disait où mettre la caméra ? » il a vite compris que c’était justement ce que je recherchais, l’esthétique d’une prise de vue documentaire. Et parce qu’il était tellement talentueux, le film est devenu ce qu’il est. Le film n’est pas un documentaire, c’est une impression qui doit vous donner à voir comment étaient ces gens. A cause de son caractère hybride, la plupart des studios n’ont pas voulu du film. Mais vous savez, avoir essuyé le refus des studios c’est peut-être là, la marque des grands films ! Prenez Star Wars (George Lucas, 1977) par exemple, à part un studio personne n’en a voulu, pareil pour Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994) dont le scénario a tourné à Hollywood pendant dix ans ! Personne ne peut prédire quel film va être un succès ou non, c’est une affaire d’instinct et d’esprit d’aventure, d’amour du risque, car je n’ai jamais rencontré d’experts fiables qui puissent faire du prévisionnel sur le box-office. »

L’Exorciste, Le paranormal, le Mystère Jésus, René Magritte

« Après le succès de French Connection cela devenait beaucoup plus simple de trouver de l’argent pour réaliser un nouveau film et c’est ce qui a accéléré la mise en chantier de L’Exorciste (1973). Pour tout vous dire, j’aurai pu avoir un budget pour réaliser la Bar-mitzvah de mon neveu ! J’ai fait beaucoup de recherches avant de réaliser ce film parce qu’il se basait sur un cas qui s’était déroulé en 1949, je suis certain que c’est un cas réel. Il s’agissait non pas d’une jeune fille mais d’un jeune garçon de quatorze ans, tout a été tenté sur lui, toutes les médecines possibles, la psychiatrie aussi, mais rien n’y a fait. Il était pris de démences semblables à celles du film même si pour les esprits cartésiens des Français, c’est difficile à croire. Toutes mes recherches m’ont amené à penser qu’il n’y avait pas d’explication rationnelle ou médicale à ces phénomènes. Quand j’ai commencé à travailler sur le film j’étais persuadé que je faisais un film d’horreur, purement fantastique, puis au fil de mes recherches le prêtre de l’église de Georgetown, où a eu lieu ce cas, m’a laissé avoir accès à certains documents. C’est en les lisant que j’ai compris que je ne faisais pas un film d’horreur mais un drame familial, qui racontait un véritable cas d’exorcisme. J’ai été invité par l’exorciste du Vatican à tourner une vidéo qui montre de vrais scènes d’exorcismes – il existe peu de gens sur terre qui ont vécu cela et encore moins qui ont pu les filmer ou les photographier – je peux vous affirmer que c’est assez proche de ce que vous pouvez voir dans mon film. J’ai été stupéfait. Je ne suis plus la même personne depuis cette expérience. Bien que je ne sois pas catholique, je crois profondément en cette histoire et j’ai fait ce film parce que je n’avais aucun doute sur la véracité de ce que nous allions raconter. Je crois que ne pas nier l’existence de Jésus ne va pas à l’encontre de l’athéisme. Défendre les valeurs très belles qu’il défendait non plus. La question du surnaturel c’est autre chose, cela dépend principalement de votre propre système de croyance et on peut ne pas croire en Dieu tout en croyant en ces événements. Je ne voulais donc pas faire un film catholique mais sonder plutôt les mystères de la foi. Jésus, il y a plus de deux mille ans, a prêché dans le désert, au coin des rues, sur des bateaux. Nous n’avons pas d’enregistrements de sa voix, il n’a rien écrit lui-même et malgré tout, des milliards de personnes croient que Jésus a vraiment existé, ce qui constitue un mystère d’une grande beauté, quelque chose de très profond. Je tire ma philosophie personnelle de Hamlet : « Il y a plus de choses dans le ciel et sous la terre que vous ne pouvez l’imaginer ». Il y a donc plus de choses qui existent que ce que je suis capable d’imaginer. Je suis d’une grande ouverture, je suis capable de tout croire si je le vois de mes propres yeux : et ce type de phénomènes, j’y crois, parce que je les ai vus. Pour en revenir au film, la musique employée c’est de la musique classique à l’exception des sons de cloches que j’ai trouvé par accident dans une pile de disque qui avaient été envoyés à Warner Bros. Je cherchais quelque chose comme une petite chanson de Brahms, mais je voulais éviter d’utiliser ses compositions car je trouvais que ça faisait un peu cliché. Quand j’ai trouvé dans ces disques ces sons de petites clochettes j’ai compris que cela ferait parfaitement l’affaire. J’ai aussi utilisé des musiques de Ignacy Paderewski. J’adore son travail. C’est un compositeur de musique classique contemporaine. Je fonctionne par instinct, je savais que je ne voulais pas de musique populaire. C’est comme une voix qui me parle, je suis comme enchanté, ensorcelé, des choses pénètrent mon monde comme par évidence. J’ai commencé à écouter ce type de musique avant-gardiste, j’avais l’impression que la musique qu’on utiliserait devait ressembler à une main froide fantomatique qui se pose sur la nuque et j’ai trouvé cette sensation dans les compositions de Paderewski. Quant à l’image la plus célèbre du film, celle qui a donné l’affiche – où l’on voit Max Von Sydow s’approcher de la maison de la possédée sous la lumière d’un lampadaire – elle m’a été inspiré par un tableau de René Magritte, L’Empire des Lumières. Il en existe six versions et celle que je connais se trouve au Musée d’Art Moderne à New-York. Dans ce tableau, il n’y a pas de personnage masculin, simplement une ruelle bordée de petites maisons éclairée comme si c’était la nuit avec cet étrange ciel de jour ! Ce tableau m’a tellement marqué que je l’ai reproduit quasiment à l’identique avec ce plan. »

Sorcerer, son subliminal, la fin du 35mm, la mise au point

« Dans Sorcerer (1977) j’ai plusieurs fois eu recours à des images subliminales. J’avais été fortement marqué par l’utilisation qu’en avait fait Alain Resnais dans son chef-d’oeuvre, L’Année dernière à Marienbad (1961) où j’avais pris conscience que cela pouvait avoir une très grande puissance. Mais j’ai eu l’idée d’introduire le concept aussi dans la bande sonore, en créant des sons subliminaux, quelque chose qui prolonge la sensation en faisant entrer le spectateur dans les pensées du personnage. Quand j’étais enfant j’écoutais beaucoup la radio, qui contrairement au cinéma est un médium uniquement sonore. Donc je me suis nourri d’une très forte imagination sonore qui se retrouve dès L’Anniversaire et plus généralement dans l’ensemble de mes films, où j’ai souvent essayé de concevoir la piste sonore presque indépendamment de l’image du film. Pour moi, les choix techniques déterminent tout autant que le scénario la nature du film. Chaque décision technique est une manière de réécrire le film. On écrit un film trois fois, d’abord basiquement au scénario, ensuite au tournage quand on le photographie, et bien sûr à la fin dans la salle de montage. J’adore le montage parce que c’est un endroit dans la vie du film où l’on peut presque tout faire, c’est l’espace où l’on inocule la vie au film et en même temps où on le fige. On me demande souvent si les couleurs bleues et rouges sur l’image de Sorcerer sont des à un traitement spécial de l’image, mais étonnamment ce n’est pas le cas ! Nous avons tourné à des heures de la journée où la lumière tendait vers ces teintes. Par la suite, avec le temps et l’usure des pellicules de projection qui vieillissent, vous pouvez avoir des virages colorimétriques particulièrement brutaux. C’est quelque chose pour lequel on n’a peu réfléchi du temps de la pellicule, les bobines avaient souvent des problèmes de tirages dont les teintes viraient tantôt au bleu, tantôt au rouge… Et le processus photographique vieillit donc il arrive que les copies 35mm qui circulent toujours ne correspondent pas à la vision originale. Aujourd’hui avec le numérique on a plus ce problème ! Vous pouvez décider d’une couleur et elle est préservée jusqu’à la fin du processus de création et ne bouge pas en diffusion. C’est pour cela que le bon vieux 35mm ne me manque pas. Je lutte pour faire une numérisation de tous mes films. Et vous savez quand on fait cela, on commence par regarder le film numérisé et on se rend compte à quel point les films dans leur état de conservation sont abîmés, rayés, altérés. Après restauration ils ressortent en DVD ou en Blu-ray et on se dit « Ouah, je n’avais pas le souvenir que le film était aussi beau » mais c’est normal, on l’a souvent vu dans des copies complètement abîmées par ces différents voyages de salles en salles, ce qui ne correspond pas du tout à la vision du réalisateur et de son chef-opérateur ! Je crois vraiment qu’en retirant ses aberrations visuelles on donne un accès plus riche, plus direct, au film. Le spectateur ne doit pas avoir à penser des tonnes de choses sur la qualité de l’image et du son, elle doit être parfaite pour qu’il puisse entrer dans le film et avoir accès à la vision du réalisateur. C’est en cela que l’un des postes techniques les plus importants pour moi, c’est le pointeur, celui qui est en charge de la netteté, de suivre le point selon les déplacements des comédiens : si ce n’est pas correctement mis au point, cela nous sort du film ! L’autre pointeur du film c’est le projectionniste, c’est lui qui a le final-cut. Le travail du meilleur pointeur du monde peut être réduit à néant par une projection floue. Il est obligatoire de voir un film projeté dans de bonnes conditions pour pouvoir dire « je l’ai vu » : les spectateurs devraient être plus intraitables, plus critiques, avec les conditions de projection. »

La paranoïa, Bug, Killer Joe, Tracy Letts

« J’étais très content de réaliser Bug (2006) parce que le film me parlait directement. Comme je vous l’ai dit précédemment je suis un grand paranoïaque. Le scénario a été écrit par Tracy Letts qui est sûrement l’un des plus grands auteurs contemporains, nous partageons la même vision du monde aussi déprimante qu’elle soit. L’ambiguïté est extrême dans ce film, qui n’a rien de spectaculaire, c’est un film que j’ai voulu étouffant, aussi par sa sobriété, son sens du non-spectacle. Nous avons retravaillé par la suite ensemble pour rédiger le scénario de Killer Joe (2013) dans lequel j’ai mis en scène Matthew McConaughey. J’avais conscience du potentiel de ce comédien, tout en étant persuadé qu’il était sous-employé dans des comédies romantiques idiotes. C’est avec sa partition dans Killer Joe que sa carrière a vraiment re-décolé, et je m’en réjouis car c’est un magnifique acteur ! Pour en revenir à Tracy Letts, je dois dire que j’ai eu beaucoup de chance d’avoir rencontré dans ma jeunesse Harold Pinter et maintenant que je suis plus âgé, un autre grand auteur en sa personne. Ce qui compte le plus pour moi en tant que metteur en scène, c’est les histoires ! Les scénarios sont donc les pierres angulaires de mon désir de réaliser des films et pour cela il faut des bons scénaristes ! »

Discussion animée par Michel Ciment
Remerciements à Grégoire Chauvot et Geoffrey Perrier
Retranscription par Joris Laquittant

dans le cadre de la Leçon de Cinéma du 69ème Festival de Cannes


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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