Journée noire pour un bélier 1


Le Chat qui Fume continue son exploration du giallo avec un Journée noire pour un bélier du méconnu Luigi Bazzoni, et éclairé par un œil qui aura marqué l’histoire du cinéma.

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Clair-obscur

L’ébullition du cinéma italien de l’après-guerre aux années 80 (grosso modo) a fait naître bien des talents qui ont traversé les décennies et tracé leurs noms au marqueur dans les livres d’Histoire du cinéma, que cette Histoire soit celle avec le grand H du cinéma d’auteur, des Federico Fellini, des Roberto Rosselini, ou celle moins institutionnelle des Mario Bava ou Lucio Fulci. Ce que l’Italie de la grande époque nous offre sur ce point, c’est aussi les étonnantes rencontres entre ces deux clans qui étaient bien moins hermétiques à une période foisonnante que l’on peut le penser de nos jours avec 40 ans de recul et les carrières de chacun dans le rétroviseur. C’est ainsi que sur ce qui apparaît comme un giallo parmi tant d’autres, d’une notoriété même au sein du genre toute relative, n’est ni plus ni moins qu’une œuvre sur laquelle ont collaboré deux des plus grands artistes cinématographiques du siècle : Vittorio Storaro (plusieurs Carlos Saura, Bernardo Bertolucci et Francis Ford Coppola dont disque-journee-noire-pour-un-belier5Apocalypypse Now, scusez du peu) à la lumière, et Ennio Morricone à la musique (je ne vous ferai pas l’affront de le présenter). Derrière la caméra, le méconnu Luigi Bazzoni qui méritait bien que le Chat qui Fume nous le fasse découvrir.

Journée noire pour un bélier suit l’enquête d’un journaliste (Andrea Bild, joué par Franco Nero) spécialisé dans les affaires policières sur une série de meurtres touchant autant des femmes que les hommes, mais évidemment, pour la plupart, avec une arme blanche puisqu’on est dans un giallo. Pas de détournements du genre, la forme de l’intrigue a bien celle d’un whodunit où le spectateur se demande qui est ce foutu tueur en ayant une suspicion envers le personnage principal, d’autant plus que dès qu’il parle à quelqu’un, ce quelqu’un se fait buter juste après. Passé cet outil de narration intéressant (le tueur est toujours en retard sur le héros, puisqu’il tue après qu’on ait révélé au journaliste des éléments importants) le scénario ne brille pas par sa qualité que ce soit en termes d’inventivité (pas de meurtres de dingues, pas de pirouettes narratives tordues) ou de structure (rythme inégal et écriture très “hachée”). Une fois n’est pas coutume, l’intérêt de ce giallo est bien sensoriel, formel plus précisément.

La patte Storaro donne une esthétique extraordinaire à un scénario qui n’en demandait pas tant. Contrastée, mystérieuse, faite de clair-obscurs saisissants virant quasiment à l’ombre chinoise dans certaines scènes comme celle du théâtre érotique, la lumière tranche les personnages avec une délicatesse rude, incluant constamment le côté sombre des êtres, la présence du secret, de la violence et des ténèbres derrière la lumière du jour, le vernis du pouvoir et de la société visible, la beauté des femmes même (voir comment est éclairée l’ex-épouse d’Andrea, interprétée par Silvia Monti). La photographie, si séduisante soit-elle, n’éclipse pas pour autant la réalisation de Bazzoni, saisissante d’intelligence et d’audace. Patiente pour ne pas dire sadique (ce lent et long travelling, dans un sens puis dans l’autre, accompagnant une victime rampante), mais aussi troublante par son emploi des perspectives et son placement, la caméra compose un univers tantôt désertique tantôt étouffant, pouvant convoquer dans plusieurs plans le peintre métaphysique Giorgio de Chirico, et dans bien d’autres, enfermer ses protagonistes dans de nombreux surcadrages (portes, fenêtres, pans de murs…) obstruant très souvent le champ visuel, à l’image journee-noire-pour-un-belier-edition-1000ex-de ce que Wong-Kar Waï concoctera plus tard dans 2046 (2004). Le cinéaste maltraite ainsi des personnages qui paraissent alors trop isolés à l’extérieur au milieu d’un environnement urbain un peu trop vide, et trop étouffés dans le cadre intime de leurs appartements…Chaque plan trahit ainsi non seulement un talent, mais une ambition et une richesse formelle côtoyant ce que le cinéma de genre italien a fait de mieux dans la veine, en un formalisme qui n’a rien à envier à celui d’un Dario Argento.

L’éditeur Le Chat Qui Fume a la bonne idée d’inclure en unique supplément (les bandes annonces ça compte pas) un film d’entretiens d’une demi-heure à peu près, avec Signore Storaro (qui précise sa vision de la lumière et du cinéma comme il l’avait fait pour nous lors de sa venue au Festival International du Film d’Amiens) et Franco Nero, mais évidemment sans Luigi Bazzoni qui a eu le malheur de décéder en 2012. Tous deux reviennent de concert sur le film bien sûr et la bande qu’ils formaient à l’époque avec les frères Bazzoni qui a représenté pour eux les premières expériences de cinéma, à base de système D et d’amitié traversant les générations pour perdurer de nos jours. Une amitié qui, selon l’anecdote du chef opérateur lui-même, aurait poussé Storaro à refuser de tourner avec Antonioni, parce qu’il avait promis à Luigi Bazzoni de tourner Journée noire pour un bélier. Dans tes dents, Michelangelo.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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