Bonan, mal an 7


L’une des ambitions de Fais pas Genre ! est de vous faire découvrir ou (re)découvrir des cinéastes oubliés, des films maudits ou sous-évalués. Heureusement pour nous, quelques éditeurs vidéo, véritables chasseurs de trésors enfouis dans les limbes du temps (c’est beau) nous permettent de découvrir quelques unes de ces pépites. C’est le cas de Luna Park Films qui vient de sortir un premier dvd comprenant quatre films quasiment inconnus du cinéaste Jean-Denis Bonan.

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© DR / Jean Denis Bonan

Bonan, mal an

L’histoire du cinéma a ça d’étonnant qu’elle a parfois laissé filer, comme des étoiles filantes dans la nuit, des cinéastes dont la carrière demeura incomprise, dirons-nous même, maudite. C’est le cas de Jean-Denis Bonan, dont l’oeuvre fut condamnée à l’oubli au fil des condamnations successives de ses films par la censure de l’époque. On retrouve dans ces films l’héritage indirecte de la Nouvelle Vague et du surréalisme, mais aussi et surtout ce qui constitua dès le milieu des années soixante – les révoltes de 68 passant par là – une révolution majeure, un vent libertaire et militant. Le cinéma érotique trouve son public bien qu’il peine à trouver des producteurs, distributeurs et exploitants suffisamment courageux pour oser lui donner une chance, quand ce n’est pas tout simplement la commission de classification des œuvres qui boycotte littéralement l’oeuvre pour des raisons politiques ou de respect des bonnes mœurs. On peut comprendre que l’oeuvre de Jean-Denis Bonan ait pu déranger à son époque car tout comme ceux de son ami Jean Rollin – pour qui Jean-Denis Bonan a été d’ailleurs monteur du Viol du Vampire (1968) film érotique, fantastique et surréaliste devenu culte avec le temps – les films de Bonan mêlent multiples codes du cinéma de genre, littérature de gare, érotisme, surréalisme Bunuelien et manifestes politiques, avant de prendre une tournure clairement plus documentaire dès 1973 où il co-fonde le collectif Cinélutte, un mouvement pour un cinéma de lutte pour et sur des gens en lutte, hérité directement de la révolte de mai 1968 et défendant des idées marxistes voir léninistes que Bonan lui même qualifiaient « au service de la Gauche ouvrière et contre le révisionnisme ».

C’est en 1962 que Jean-Denis Bonan, alors en école de cinéma, réalise son premier court-métrage La vie brève de monsieur Meucieu, l’histoire d’un homme qui veut fuir une société sclérosante sans jamais y parvenir. En surface absurde et parfois fantasmatique, le film est si l’on creuse un peu, très critique envers la société française post-Guerre d’Algérie. Mais ce n’est qu’en 1966, avec son court-métrage Tristesse des Anthropophages que le réalisateur va véritablement faire parler de lui. Farce irrévérencieuse, le film tire à boulets rouges sur la société de consommation. Six ans avant l’arrivée du premier McDonald’s dans l’Hexagone, Jean-Denis Bonan met en scène un étonnant fast-food où l’on déguste de la merde en famille – quatorze ans avant le Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini ! – pendant que des jeunes hommes sont entrain de pousser sur le trône en cuisine pour préparer les assiettes. Là encore, le cinéma de Bonan flirte avec le surréalisme à la Buñuel, où l’on découvre l’histoire d’un homme, condamné à mort dans une société « où tout est interdit sauf ce qui est obligatoire » pour avoir chanté en public que l’amour se fait dans la paille, entre copains, entre copines. Mis à mort il va ressusciter et être condamné à renaître : en d’autres termes, forcé à re-rentrer dans l’origine du monde, je ne vais pas vous faire un dessin, Gustave Courbet l’a déjà fait avant moi. Dans cette dystopie, Bonan en profite pour dire tout haut ce qu’il pense sur la société française : « La Justice laisse moi rire : d’un coté les gras du bide et de l’autre les étudiants, les arabes et les pédés ! ». Le discours est aussi mortifère dans Une saison chez les hommes (1967) détournement de chutes d’images d’actualités cinématographiques – Jean-Denis Bonan y est monteur et y rencontre Jean Rollin qui y est monteur son – pour servir les questionnements parfois métaphysiques d’un homme un peu paumé dans une société humaine qui le dépasse. Dans ce collage, ce film de montage comme on dit, on sent l’influence de Jean-Luc Godard et de la Nouvelle Vague, mais aussi celle du cinéma de Dziga Vertov. On sent déjà poindre dans les films de Bonan, les slogans et revendications qui seront criés quelques années plus tard sur les barricades. Ce cinéma qui revendique, s’affranchit des dogmes, des lois, des bonnes mœurs, ce cinéma révolté, gêne beaucoup les autorités et alors que Tristesse des Anthropophages est voué à un beau succès en salle – le film trouve un distributeur – la carrière de Jean-Denis Bonan prend un sacré coup de bâton dans les roues puisque le film est tout bonnement interdit à la diffusion et à l’exportation internationale par le comité de censure des œuvres cinématographiques chargé de délivrer – ou pas – les visas d’exploitation aux films.

Ne se laissant pas déboulonner par ce sérieux revers, Bonan continue sa trajectoire, il fonde en Mars 1968 un mouvement cinématographique militant, le mouvement ARC, et entreprend la réalisation de son premier long-métrage, La Femme Bourreau, qu’il tourne en mai 1968 alors que la France plonge progressivement dans un mouvement de revendications sociales sans précédents. Le jour, il tourne son film et la nuit, il descend avec son chef-opérateur dans les rues de Paris pour rendre compte des révoltes étudiantes. A cette époque, Jean-Denis Bonan a le vent en poupe, Jean-Luc Godard lui même finance la post-production de ce qui deviendra le moyen-métrage Le Joli mois de mai ainsi qu’un des fameux Cinétracts. Parallèlement, le réalisateur continue et termine le tournage de son premier long-métrage : La Femme Bourreau, un film trempant les codes du polar dans une marmite de surréalisme entre délires à la Dali, effluves érotiques et poésie étrange à la Cocteau. L’histoire ? Après l’exécution médiatisée d’une tueuse en série de prostituées du nom de Hélène Picard, une série de meurtres similaires égayent les revues de presse. La police est sur les traces d’une mystérieuse femme que l’on appelle « La sadique de Pigalle ». Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ce n’est pas une femme sur laquelle ils doivent mettre le grappin, mais bien un homme se travestissant, sorte de cousin français du Norman Bates de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960). Le film se termine dans une course-poursuite brillante dans un Belleville détruit que l’on croirait volontiers en ruine après des bombardements. Sans nul doute le film le plus intéressant de Jean-Denis Bonan, autant en terme de fond que de forme, La Femme Bourreau fait partie de ces étonnants joyaux longtemps demeurés invisibles – le film ne trouvera pas de distributeur malgré le soutien d’un des producteurs de Jean-Luc Godard, Capture d’écran 2016-02-08 à 01.05.25Anatole Dauman – et qui, lorsqu’ils refont surface, sonnent comme une évidence, comme une pièce manquante du puzzle. Diffusé en 2010 à la Cinémathèque Française dans le cadre d’une carte-blanche offerte au cinéaste Jean-Pierre Bastid, le film fut remis dans la lumière au point d’attirer l’œil de jeunes cinéphiles et distributeurs qui décidèrent de lui donner enfin une chance en salles puis en vidéo sous la bannière de Luna Park Films. C’est à cette occasion, qu’est sorti le 2 février dernier, un petit coffret réunissant La Femme Bourreau et trois autres films du cinéaste – Tristesse des Anthropophages, Une saison chez les hommes, La vie brève de monsieur Meucieu – ainsi qu’un petit montage de rushes d’un film non-achevé et un très intéressant entretien de quarante minutes avec le cinéaste qui revient en long et en large sur sa carrière, et dont, il faut bien que je l’admette, une grande partie de cet article tient ses informations. En plus de la rareté des films proposés, Luna Park Films nous gratifie d’une édition soignée, où l’oeuvre méconnue voir inconnue de Jean-Denis Bonan est respectée, avec un son parfait et une qualité d’images irréprochables. On ne saurait que vous conseiller d’ajouter à votre dvdthèque ce que nous considérons désormais comme l’une de nos pièces de musée.

 

 


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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