Sorcerer 4


Après avoir déterré un cauchemar halluciné dans une Australie peu accueillante qu’est Wake In Fright (1971) de Ted Kotcheff, La Rabbia ressort plus de trente ans après sa sortie Sorcerer (1977), film d’aventure métaphysique qui est l’un des chef-d’œuvres de son réalisateur William Friedkin, l‘homme derrière French Connection (1971) ou L’Exorciste (1973), dans une version restaurée à la beauté saisissante et pour la première fois en DVD et blu-ray après une ré-exploitation en salles cette été.

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Welcome to the Jungle !

Véritable maître à l’époque grâce aux succès successifs de ses films French Connection (1971), qui réinventait le polar jusque dans son ADN, et L’Exorciste (1973), thriller théologique à la forme documentaire traitant ni plus ni moins du mystère de la foi et qui traîne la réputation d’un des films les plus effrayants de l’histoire du cinéma (rien que ça !), William Friedkin a mis presque trois ans à retourner au travail avec un projet pour le moins fou : réadapter à sa sauce le livre Le Salaire de la peur écrit en 1950 par Georges Arnaud, déjà passé par la case cinéma sous la direction de Henri-Georges Clouzot en 1953. 

Le film nous propose l’histoire de quatre étrangers, Scanlon (chauffeur pour un gang), Manzon (un agent de change français), Nilo (tueur à gages pas très net) et Kassem (terroriste palestinien), tous de nationalités différentes qui vont se retrouver en plein milieu de la jungle, fuyant chacun leur pays pour des raisons diverses : de la fraude bancaire à un attentat dans la ville de Jérusalem en passant par le casse d’une église, choisissez votre méfait préféré. Ces gaillards, que tout oppose, vont devoir s’unir afin de transporter à travers la jungle des caisses de nitroglycérine dans le but de stopper l’incendie d’un puits de pétrole, symbolisant pour eux la seule porte de sortie de cet enfer. Bon ça vend du rêve et ça avait tout d’un succès énorme à la vue des deux films précédents du gaillard, mais l’Histoire en a décidé autrement. Sorti un mois après Star Wars (George Lucas, 1977), le film fait un bide comme on en a rarement vu dans l’histoire du cinéma, et ce malgré ces innombrables qualités qui en font un chef-d’œuvre.

Capture d’écran 2015-12-31 à 01.06.42Si Clouzot cherche un certain équilibre dans la psychologie de ses personnages à la dérive afin d’être juste, Friedkin et son scénariste Walon Green – qui compte dans son CV le scénario de La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah – décident de faire du film le réceptacle d’une vision particulière du monde et de la condition humaine de son époque avec quatre hommes qui, pour survivre, vont devoir travailler de concert, rendant le choix de prendre des acteurs de nationalités différentes une idée formidable. Friedkin continue de nourrir son obsession pour des personnages qui ne sont et ne seront jamais des héros : ce ne sont que des hommes ordinaires avec leurs défauts et leurs faiblesses portant en eux le « bien » et le « mal ». On s’attache à des hommes brisés pour qui, au nom de la moralité, il est impossible d’aimer ou d’éprouver une quelconque forme d’empathie et ce grâce à quatre prologues introduisant chacun des personnages dans leur pays respectif (des séquences à Paris, Jérusalem et New York). Mais c’est là que les problèmes commencent. Le premier casting imaginé par Friedkin est tout juste hallucinant : Steve McQueen, Marcelo Mastroianni et Lino Ventura qui tous déclinent l’offre pour diverses raisons. Ils seront remplacés respectivement par Roy Scheider (qui jouit d’une certaine popularité après French Connection et Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) acteur sous contrat avec Universal, co-producteur du film avec la Paramount) , Francisco Rabal et Bruno Cremer. Seul l’acteur Amidou, que Friedkin a découvert dans le film La Vie, l’amour, la mort (1968) de Claude Lelouch, reste le choix initial du réalisateur qui n’imagine personne d’autre pour incarner Kassem.

Le film, tourné en République Dominicaine en pleine jungle pendant presque un an, sera source de problèmes : la malaria fait des ravages au sein de l’équipe, la présence de drogue, le fait de tourner en décors naturels qui plus est dans un environnement hostile tel que la jungle, le remplacement de certains membres de l’équipe (comme le chef opérateur Dick Bush dont Friedkin est peu satisfait des premières semaines tournées dans la jungle) et les conflits avec les studios…Une sorte d’enfer qui fait écho au film de son contemporain Francis Ford Coppola Apocalypse Now (1979) mais aussi à Aguirre, La colère de dieu (1972) de Werner Herzog et dans lequel Friedkin devient un démiurge en puissance, prêt à tout pour capturer sur celluloïd ce qui doit être son chef-d’œuvre.

Sorcerer est un film qui tire sa force de sa lenteur ; Friedkin prend son temps pour installer ses personnages par quatre magnifiques prologues mais aussi l’ambiance du film par un long moment dans le bidonville sud américain. Fort de son expérience dans le documentaire, Friedkin retranscrit avec maestria l’atmosphère poisseuse, la pauvreté des lieux faisant de ces derniers une sorte de prison à ciel ouvert, une antichambre de l’enfer dans lequel nos personnages sont condamnés à vivre. Cet aspect peut décontenancer mais retranscrit très bien un aspect essentiel du film : sa volonté de montrer une réalité tangible, peu confortable dans laquelle le spectateur va vivre pendant deux heures en la contrebalançant avec un mysticisme. Le voyage à travers la jungle avec les deux camions – Lazaro et Sorcerer – met en exergue la volonté de montrer une quête géographique mais aussi spirituelle des quatre amigos avec cette idée de voyage mystique à la découverte de soi et de son destin. Oui, le film est une course contre la montre, les personnages devant arriver au plus vite au puits de pétrole afin d’arrêter l’incendie, et contre la mort, en montrant des hommes brisés qui s’engagent ni plus ni moins dans une mission suicide Capture d’écran 2015-12-31 à 01.06.52avec l’espoir de pouvoir quitter l’enfer verdoyant où ils se sont eux-mêmes emprisonnés comme le rappelle la scène de la chute du camion Sorcerer. Manzon regarde sa montre, seul objet qui le relie encore à son ancienne vie luxueuse dans les bras de sa femme, avant de perdre le contrôle de la bête mécanique qu’il conduit. La dernière course est une course effrénée de chaque personnage vers son destin, un destin sombre qui ne laisse place à aucune forme de paix, nos gaillards devant faire face à une nature peu encline à les aider. Je prends à témoin la magnifique scène de la traversée du pont, preuve de la maitrise du réalisateur qui construit un monument de suspense au réalisme effrayant via l’image, le son, la musique hypnotique de Tangerine Dream et le montage. Tout est pensé et d’une précision sans pareil. Friedkin est sans pitié : comme les personnages, on va en baver !

Ces gens mauvais, à qui la vie souriait, se retrouvent plongés dans un environnement miroir de leur propre décadence qui va les mettre face à une dure réalité : ils n’ont aucun contrôle sur leur destin, il n’y a pas d’issue possible. En soi, Friedkin ne nous met-il pas face à nous-mêmes ? Ne nous avertit-il pas qu’il est vain de croire ou d’essayer de contrôler l’incontrôlable ? D’éviter ce qui est inévitable ? Si le succès de Star Wars a marqué un tournant dans ce que le public voulait voir (des histoires où les notions de Bien et de Mal sont personnifiées de manière très identifiable par des personnages hauts en couleurs), Friedkin se refuse-t-il à céder à la facilité, par égo et par obsession ? Sans doute. Le regard qu’il porte sur la réalité et le monde est saisissant, horrifique, insoutenable car il nous ramène à nos propres peurs et à cette image peu sympathique de nous-mêmes. Friedkin offre un cauchemar éveillé dont on en ressort avec la boule au ventre, essayant de se convaincre de tout notre cœur que l’on ne peut pas être comme cela. Jamais un dilemme moral sur la condition humaine n’a été mis en image de la sorte selon moi.

La magnifique édition de La Rabbia offre le film dans un combo DVD/blu-ray permettant d’apprécier le magnifique travail de restauration effectué (ceux qui ont pu le voir au ciné cet été savent très bien de quoi je parle), un petit livret d’une cinquantaine de pages revenant sur le tournage du film avec plein de petites photos sympas et comporte quelques bonus qui prolongent l’expérience du film comme Sorcerer ; un entretien avec Friedkin mené par Nicolas Winding Refn. Le réalisateur de Drive (2011) et Only God Forgives (2013) nous fait revivre pendant 76 minutes la genèse du film du point de vue de son créateur et tente de comprendre l’échec du film et ses conséquences sur son réalisateur…Le tout avec le franc parler qu’on
Capture d’écran 2015-12-31 à 01.06.58connaît à Friedkin. Un pur régal. On y retrouve également une analyse du film par Philippe Rouyer que les lecteurs de Positif ou spectateur de l’émission Le Cercle connaissent bien. Une galerie d’affiches et deux bande-annonces parachèvent ces excellents bonus. Seul hic : un document de tournage de six minutes sur le tournage. Sans son et ne retraçant qu’une partie du tournage (le début du prologue New-yorkais), on regrette de ne pas voir un making of couvrant l’intégralité du tournage (et avec du SON !) qui aurait offert un autre regard sur la création d’une telle œuvre. Et si le cœur vous en dit, l’édition limitée offre en prime le scénario du film annoté par Friedkin. Bon, qu’on se le dise, les réfractaires à la langue de Shakespeare risquent de tirer la tronche, ledit document n’étant pas traduit, mais rassurez vous, le film est disponible en français ! (Alors si vous le regardez en VF, vous méritez un petit séjour en enfer à subir les pires sévices…Mais je dis ça, je ne dis rien !). 
La Rabbia et Wild Side sortent des tiroirs le film le plus nihiliste d’un grand cinéaste, qui s’est toujours refusé à se complaire dans la facilité et le contentement du public, préférant le secouer, dans une restauration d’une splendeur à décrocher votre mâchoire. Une œuvre majeure d’un grand nom du Nouvel Hollywood (et du cinéma tout court !) qui a sa place dans l’Histoire mais surtout sous le sapin… Même si Noël est déjà passé.


A propos de Mathieu Pluquet

C'est après avoir découvert Le Voyage de Chihiro, Blade Runner et L'Exorciste que Mathieu se passionne pour le cinéma; depuis cette passion ne l'a pas quitté. Sinon il aime les comics, le café et est persuadé qu'un jour il volera dans le TARDIS et rencontrera le Docteur (et qu'il pourra lui piquer son tournevis sonique). Ses spécialités sont la filmographie de Guillermo Del Toro, les adaptations de comics et le cinéma de science-fiction.


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