David Bowie : Life on Film


David Bowie n’est plus. L’occasion pour Valentin d’écrire cet article hommage à celui qui était un musicien hors pairs mais aussi une comète dans la constellation du cinéma de genre.

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Life on Film

11 janvier 2016, 1h du matin. Alors que le dossier dédié à John Landis vient de démarrer sur Fais pas genre !  je revois pour une énième fois Série noire pour une nuit blanche (1985) un Landis que j’affectionne tout particulièrement, notamment grâce à l’apparition géniale de David Bowie en sosie de lui-même. 11 janvier 2016, 9h30 du matin. « La plupart des survivants ne se souviennent pas du délire dans tous ses détails », écrivait Burroughs dans Le festin nu ; ainsi, mes premières pensées sont allées à deux de mes amis proches, l’un parce qu’il m’annonçait fièrement trois jours plus tôt qu’il se mettait enfin à la découverte de la discographie du roi David, l’autre parce qu’on s’était promis depuis des années de le suivre, en bonnes groupies, sur sa prochaine tournée. Essayer d’admettre que sa vie sur cette Terre n’est plus envisageable me renvoie instantanément à des milliers de choses, des promesses qui ne seront jamais tenues, des albums qui ne seront jamais enregistrés, des trains qui ne seront jamais pris. Des plans irréalisables à l’époque et périmés aujourd’hui, aurait dit Burroughs. Et puis, après cela, le délire. Et avec lui, l’oubli.

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Burroughs, Landis… Tout cela me renvoie aussi de manière irrémédiable au cinéma, où Bowie endossa une vingtaine de rôles. Le cinéma, les imaginaires collectifs qu’il dégage, ses clichés, ses icônes, semblent avoir toujours été une source intarissable pour David Bowie, sa musique, son style, sa manière de penser son art. Et inversement, d’ailleurs. Comment oublier les souvenirs d’enfance que m’ont laissés les visionnages répétés de Labyrinthe (Jim Henson, 1986) ? Comment oublier cet après-midi de fin 2002, où je me suis retrouvé devant une publicité qui présentait L’homme qui venait d’ailleurs (Nicolas Roeg, 1976) sur Arte, programmé le soir même sur la chaîne franco-allemande ? L’extrait était mémorable : on y voyait notamment Bowie, assis dans un fauteuil, devant un mur rempli de télévisions qui produisaient un brouhaha infernal. Rarement ma curiosité a été aussi bien stimulée ; je suis resté devant ma télévision en attendant que la pub repasse pour l’enregistrer, avant de programmer mon magnétoscope pour enregistrer le film. L’ironie de la chose est que pendant longtemps, peut-être trois ou quatre ans, je n’ai pas osé regarder la cassette, par peur d’être déçu, mais aussi par peur d’y découvrir un film dont je m’étais déjà fait un millier d’idées à partir d’une simple publicité. Et pourtant.

David Bowie était l’homme-caméléon, capable de se glisser dans la peau de n’importe qui et n’importe quoi, mais rares sont les auteurs de cinéma à avoir réussi à capturer l’essence de Bowie ; ils sont deux, en réalité, Nicolas Roeg et David Lynch. L’homme qui venait d’ailleurs est une manière pour Bowie d’accompagner une transition vers un nouvel univers : avant le tournage, Bowie est encore Ziggy Stardust, après, il est le Thin White Duke, le pendant sombre du précédent qui apparaît sur la pochette de Station to Station et de Low, et le personnage qu’il est dans le film de Nicolas Roeg est le principal vecteur de ce changement. Les expériences de cinéma que Bowie vivra par la suite auront, si elles restent toutes mémorables, un effet bien moindre sur lui : Thomas Jerome Newton, cet homme tombé sur Terre, est littéralement David Bowie, il est ses craintes du moment, ses peurs, ses angoisses. Il est cette transformation de Ziggy, être androgyne vêtu de costumes à paillettes, provocateur et ultra-charismatique, au Duke, cette figure stoïque et mégalomane, qui emprunte autant à l’expressionnisme allemand (encore le cinéma) qu’au nazisme. Les rêves que le premier exprimait et s’efforçait à rendre réels sont devenus les délires du second, succubes de son propre monde, de sa réalité occulte. Quinze ans et une dizaine de films plus tard, c’est David Lynch qui réussit à capter toute la personnalité de David Bowie, qui, après des années 1980 difficiles et l’insuccès de son groupe Tin Machine, se renouvelle sans cesse mais peine à renaître aux yeux de tous, critiques et public. Il suffit à Lynch d’une minute de Twin Peaks – Fire Walk With Me (David Lynch, 1992) une seule, pour saisir tout ce que Bowie était en cet instant : une présence fantomatique tellement forte qu’elle en devient vivante. L’espace de soixante secondes, Bowie apparaît sur un écran de contrôle puis débarque dans le bureau de Gordon Cole (d’ailleurs interprété par Lynch lui-même), d’un pas tellement fluide qu’il en devient inquiétant. Le génie de cette collaboration entre Bowie et Lynch s’inscrit dans ce plan : jamais une présence n’aura été aussi absente. Il est physiquement présent, et pourtant, il paraît traverser les murs et les personnages, avant de disparaître littéralement de l’écran, sans que les autres personnages ne s’en soucient. « He is gone. » « He was never here », disent-ils. Vous l’avez tous vu, oui, mais il n’a jamais été là. Il n’est plus celui que vous avez vu pendant dix ans, d’avant-gardiste bogartien à caricature de rétro en pantalon blanc taille haute, costume blanc, bretelles, maillot fleuri. Désormais, il est Black Tie White Noise.

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Dans toute sa vie d’acteur, David Bowie est passé par tous les genres, tous les personnages, de ses meilleurs – le colonel anglais dans Furyo (Nagisa Oshima, 1983) sans doute sa meilleure interprétation, Ponce Pilate dans La dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988) le vampire vieillissant dans Les Prédateurs (Tony Scott, 1983), l’agent du FBI Jeffries dans Twin Peaks – Fire Walk With Me, le gobelin Jareth dans Labyrinthe – à ses moins marquants – le producteur dans Absolute Beginners (Julien Temple, 1986), l’apprenti voleur dans The Linguini Incident (Richard Shepard, 1991) l’antagoniste pistolero dans Il mio West (Giovanni Veronesi, 1998) – toujours avec une attirance particulière pour le cinéma de genre. Film de guerre, péplum, film fantastique, film d’horreur, western, comédie musicale, David Bowie, qui a nourri sa vie et sa carrière de références cinématographiques, a tout fait, tout joué. A la fin de l’année 1995, alors qu’il vient de sortir l’expérimental 1.Outside, un monument du rock industriel, il rencontre même Dario Argento pour une longue conversation qui sera filmée et publiée dans un supplément du journal italien Corriere Della Sera ; pendant cette conversation, il y est longuement question du cinéma, plus encore que de la musique, peut-être parce que jamais, jusqu’à Outside, son art musical n’aura été aussi cinématographique, autant qu’il est abstrait. C’est encore à Burroughs que l’on pense : « Je ne prétends imposer ni histoire, ni intrigue, ni scénario ». L’influence du Festin Nu, dans l’histoire racontée par cet album-concept, dans le cauchemar hanté par la musique et dans la fragmentation et la distorsion des arts, est magnifique d’évidence. Lorsque William Burroughs avait interviewé Bowie en 1974 pour le magazine Rolling Stone, ce dernier prétendait ne pas connaître toutes les références, classiques ou contemporaines, que l’écrivain utilisait pour parler des textes de Bowie. Mais Bowie connaissait Burroughs, un peu trop bien même : Outside est son Festin Nu, sa manière de raconter toute une vie de drogues, d’alcool et d’excès en tous genres avec le recul nécessaire. Dans Série noire pour une nuit blanche, David Cronenberg, comme David Bowie, fait une apparition dans un caméo ; si l’on peut s’étonner d’une chose dans la carrière de Bowie, c’est bien qu’il n’ait jamais joué pour Cronenberg. Leurs univers respectifs semblent se rencontrer plus d’une fois, que ce soit lors de l’album Lodger, ou dans des films tels que Faux-semblants (1988) ou M. Butterfly (1993). Le Festin Nu (1991) aurait pu offrir à David Bowie une grande performance, mais si lui et Cronenberg ne se rencontreront jamais, il planera longtemps encore le nuage noir d’une véritable influence commune sur leurs œuvres respectives.

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David Bowie a été un immense créateur comme tous ceux qu’il admirait : Andy Warhol (qu’il interprétera aussi au cinéma), William Burroughs, Jacques Brel… Sa musique, son style, son évolution, sont une synthèse de tous les arts. Bowie, c’est beau à écouter, mais c’est aussi beau à regarder. Le cinéma tire quelque chose de Bowie car il est dirigé par d’autres artistes, il s’offre totalement, s’ouvre à d’autres horizons qui parfois le vampirisent, mais il est assujetti à la caméra, grande prêtresse de son immortalité. Là où l’univers pictural et visuel de Bowie pourra s’épanouir, c’est dans le vidéoclip, à la fois source et témoin de d’expérimentations infinies. Des rêveries grandioses de « Ashes to Ashes » à la vidéo d’art rugueuse et subversive « The Heart’s Filthy Lesson », en passant par le collage hypnotique du remix de « Fame » et le tout récent voyage transcendantal « Blackstar », le clip est le format rêvé pour laisser aller David Bowie à ses envies créatrices. Bowie y crie tout son amour pour le 7ème Art, des références explicites à Godard, Welles, Kubrick et Chris Marker sur le clip de « Jump They Say » aux inspirations lynchiennes de « The Stars (Are Out Tonight) » ou « New Killer Star ». On trouve dans sa vidéographie gargantuesque du Scorsese (« I’m Afraid of Americans »), du Jodorowsky (« The Next Day »), sans jamais perdre de vue ses fondamentaux, l’expressionnisme allemand (qui s’immiscera même dans le clip « Real Cool World », principalement composé d’extraits du film Cool World sorti en 1992), la science-fiction et le film noir américain.

Chez Bowie, il semble que les rares périodes durant lesquelles il éprouve quelques difficultés à créer de la musique soient celles qui font le mieux de lui un véritable génie de l’art vidéo. C’est le cas lors de Tonight et Earthling, sortis respectivement en 1984 et 1997, les deux albums où il suit véritablement une tendance plus qu’il ne l’annonce. Et ainsi, son grand chef-d’œuvre, quoique largement sous-estimé, restera Jazzin’ For Blue Jean, que Julien Temple réalisa en 1984 pour le second single de Tonight. Un court-métrage de vingt minutes qui sert de promotion pour son single Blue Jean, dans lequel Bowie, tombé amoureux d’une fille ravissante, lui promet deux tickets pour le concert le plus hype du moment ; il ne parvient à en obtenir qu’un seul, et cherche désespérément un moyen d’entrer dans la salle de concert pour rejoindre sa bien-aimée. Dans ce film, qui prouve plus que jamais l’intérêt que Bowie a pour le cinéma et sa volonté d’élever, par le vidéoclip, ses idées au rang de véritables pièces d’art et d’entertainment, Bowie joue deux rôles, celui du héros, Vic, et celui de la rockstar, Screamin’ Lord Byron – le nom est un jeu de mots où Bowie fait se rencontrer Screamin’ Lord Sutch, génial rockeur anglais trop méconnu dont il reprend dans le clip ses mises en scènes cauchemardesques, et la grande figure du romantisme anglais Lord Byron. Le ton du clip est généralement comique, mais il y fait figurer mieux qu’il ne l’a jamais fait ses influences du film noir et de l’expressionnisme allemand notamment à travers le recours aux plongées et contre-plongées, aux décors bien sûr, dont le night-club, aux costumes et aux situations du scénario. C’est la même année que David Bowie apparaît dans Série noire pour nuit blanche, autre film qui tire tout son héritage du polar américain des années 1950 : en apparaissant comme un sosie de lui-même, cette obsession sans fin pour le doppelgänger, dans le film de John Landis, David Bowie semble vouloir dire que l’aura de Jazzin’ For Blue Jean continuera de briller même dans d’autres œuvres. Une sorte de gentil pied-de-nez à Michael Jackson, dont Landis réalisa le désormais légendaire clip de « Thriller » (où Michael Jackson a lui aussi un double maléfique), qui révéla clairement que le mariage entre le grand cinéma et le vidéoclip pouvait donner des œuvres marquantes, ce que Bowie essayait jusqu’alors de rendre possible.

Dernièrement, David Bowie a écrit et créé la comédie musicale Lazarus, une suite de L’homme qui venait d’ailleurs, qui a démarré début décembre 2015 off-Broadway, au New York Theater Workshop, avec Michael C. Hall dans le rôle principal. Et comme pour être, une toute dernière fois, le grand prédicateur de ce qu’il adviendra bientôt, il sort son dernier clip, intitulé « Lazarus » lui aussi, un mois jour pour jour après le début de son musical, trois jours avant sa disparition. La vidéo, qui le montre amaigri dans un lit d’hôpital, les yeux bandés et des boutons posés à l’endroit de ses yeux, rappelle encore le Lynch dérangeant, mais parfois la réalité rend la fiction plus insoutenable encore, surtout lorsque celle-ci est pleine de sous-entendus annonciateurs. « Look up here, I’m in heaven » sont les premières paroles de la chanson. L’une des dernières choses que l’on aura vues sortir de la bouche de David Bowie, mais comme a su le montrer Lynch, sa présence devient absence, et son absence devient présence, et continuera à inspirer des générations de cinéphiles et d’amoureux de la musique. Tout l’amour que David Bowie a consacré au cinéma, toute l’énergie que les films lui ont insufflé, continueront à résonner encore, que ce soit au détour d’un cadrage, d’un élément de scénario, d’une réplique, ou simplement quand le diamant de votre platine se posera sur le disque noir de Station to Station, Outside, Diamond Dogs, Low ou Blackstar, annonçant le début d’un voyage où l’intensité de la musique la transforme en image pour retracer un siècle d’art sur celluloïd.


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.

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