French Connection 7


Puisque William Friedkin a été à l’honneur cet été un peu partout sans qu’on ne sache trop pourquoi, French Connection, une de ses œuvres phares, profite naturellement d’une ressortie incontournable, indispensable, pour un film toujours aussi bouleversant.

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Dura lex, sed lex

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Visionner French Connection sans penser à son époque, à son aura, à son réalisateur ou à la recette du riz soufflé au gingembre laotien, c’est possible. French Connection ne me semble indissociable de rien, car il a l’auto-suffisance des grands films. Évidemment, je dois bien vous dire qu’il a été tourné en 1971, qu’il est la seconde réalisation  (seulement) de William Friedkin, et que c’est un morceau choisi du Nouvel Hollywood avec tout ce que cela implique de liberté technique et narrative : maintenant que c’est dit, prenons French Connection pour ce que sa nature particulière exige, sa brutalité, sa pulsion, comme face à un fauve qu’on tenterait de mettre en cage.

La trame est fort simple, tirée d’une histoire vraie : Popeye et Cloudy sont deux flics de la brigade des stups new-yorkaise et enquêtent sur une prochaine grosse livraison de cocaïne, entre acheteurs américains et vendeurs français (d’où le titre). Si l’intrigue, faite de filatures poisseuses dans une New-York hostile, pourrait coller à un film policier lambda, sa démonstration frappe encore par sa particularité ne serait-ce que visuelle, matricielle du polar actuel. Dès les premières secondes, l’entrée est directe, sans fard. Le montage est au rasoir et la lumière naturelle jusqu’à l’agression. La caméra est portée à l’épaule, alerte, nerveuse, d’une spontanéité angoissée tellement palpable qu’elle cherche parfois ses personnages dans le champ. Pour cause, sur certaines prises Friedkin n’indiquait pas à ses opérateurs d’où les comédiens allaient entrer et par où ils sortiraient. Une volonté d’imprévu que le réalisateur poussera d’ailleurs jusqu’à tourner la dantesque scène de course-poursuite sans autorisation, risquant ainsi la vie de son équipe et de son comédien Gene Hackman.

Si le film transpire l’instabilité, c’est pour mieux épouser le quotidien des deux personnages principaux, hommes de loi constamment sur le fil du rasoir, dans le danger de leur traque. Mais cette instabilité n’est pas que physique ou sensitive, sans quoi ce long-métrage ne serait qu’un énième polar hard-boiled. Je l’écris sans trembler (enfin si en tremblant un peu, mais je tremble toujours un peu, c’est les nerfs vous croyez ?) : French Connection a l’ampleur destructrice d’une tragédie. C’est un film qui assiège les notions morales de tout Etat de droit. Les deux flics, nos « héros », recourent à la violence, sont volontiers grossiers ou alcoolisés, toujours présentés dans la précarité (ils passent leur temps à courir ou à se cacher) tandis que les malfrats sont raffinés, élégants, malins, discrets. Une des séquences où Popeye file le boss frenchy de la dope est révélatrice : on le voit dans le froid, grelottant, dévorant une part de pizza, tandis que sous ses yeux, ses cibles déjeunent calmement, avec élégance, dans un restaurant de luxe. Un noble sacrifice, au nom de la justice ? Sauf que Popeye a une poursuite névrotique de la loi. Capable de battre un homme en pleine rue, de faire désosser une voiture des heures durant persuadé qu’elle contient de la coke, de tirer à vue, de mettre des passants en danger (la scène de la poursuite encore, acmé thématique). D’aveugle, en Popeye la justice devient aveuglée, autant par elle-même que par les démons d’un homme reconnu responsable de la mort d’un ancien coéquipier dont on ne saura au final pas grand-chose. La folie n’est pas loin et explicitement atteinte lors d’un final glaçant, désillusion brutale, désespérée, où toutes les peines semblent perdues, où la mort même d’un collègue n’est qu’un détail, un dommage collatéral à peine perceptible, et où ceux qui gagnent ne sont pas ceux que l’on souhaiterait voir gagner…A moins que.

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La question morale est un motif récurrent du Nouvel Hollywood, en opposition avec le passif du cinéma américain construit sur des figures symboliques, un manichéisme des enjeux et de la caractérisation, même chez des artistes immenses (John Ford ou Alfred Hitchcock ne sont pas des modèles d’ambiguïté par exemple… il faudrait plutôt chercher du côté d’un Joseph L. Mankiewicz ou d’un Douglas Sirk période américaine). Toutefois French Connection brûle encore de son jusqu’au-boutisme dans le mariage dévastateur entre sa forme et son fond. Il est l’un des premiers films à avoir porté les coups qu’il porte de cette façon, aussi dérangeante et viscérale. La fondation de la société des hommes sort du film détruite, sans lueur, questionnée avec la violence d’un crachat, et lorsque les lumières se rallument, on est encore, en 2015, cloué au siège par une espèce de nausée. Combien de longs-métrages ont cette puissance ? Œuvre masochiste, nihiliste, French Connection est le joyau dément d’un William Friedkin rendu fou par son projet comme son héros l’est par sa quête, et qui a osé tout mettre en danger : son histoire, ses personnages, son film, le cinéma, et lui-même. On appelle ça un barge, ou un grand cinéaste.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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