Walt Disney, des influences d’un mauvais genre 1


Dès les années trente, l’actualité cinématographique inspire les courts métrages de Walt Disney. Alors que le cinéma de genre est en plein essor, les films d’animations Disney citent directement les classiques du genre. Mais inutile de débattre des heures pour se convaincre que Disney, en plus d’être un recycleur de génie, fut l’un des hommes les plus importants de l’histoire du cinéma. Maître du cartoon, il fut en première ligne pour promouvoir l’arrivée du cinéma sonore avec son petit héros Mickey Mouse, fit de même avec la couleur, mêla habilement film d’animation et prises de vue réelles, inventa le dessin animé abstrait, et crut en la possibilité de séduire le public avec des longs métrages d’animation. Recycleur de génie certes, mais précurseur et inspirateur à bien des égards. 

Aspirateur à références

Dès 1933, deux courts-métrages célèbres citent directement leurs inspirations : The Mad Doctor (1933) d’une part, parodie ouvertement des scènes du Frankenstein de James Whale (1931) qui vient tout juste d’avoir un gros succès. Il en est de même, toujours en 1933 avec The Pet Store – l’une des toutes premières (més)aventures de Mickey – où l’on retrouve un ersatz de King Kong (1933). Puisque l’on parle de Mickey, de l’aveu même de son créateur Ub Iwerks, pour lui expliquer comment il souhaitait que la petite souris Mickey – qui deviendra, comme vous le savez, l’emblème du studio – s’anime et parle, Walt Disney lui expliqua vouloir mêler la démarche et les gags de Chaplin à la désinvolture comique de Douglas Fairbanks. Disney fut donc particulièrement inspiré, dans un premier temps, par les films burlesques et le cinéma muet. Prenez le premier court-métrage montrant Mickey, le bien connu Steamboat Willie (1928) il s’agissait déjà d’une parodie totalement assumée du Steamboat Billy Jr. de Buster Keaton (1928). Par ailleurs, alors qu’en 1936 Charles Chaplin sort son chef d’œuvre Les temps Modernes, les studios Disney livrent leur propre version un an plus tard avec Modern Inventions (1937) qui remplace le célèbre moustachu par l’incorrigible Donald. Plagiat ou citation ? Walt Disney s’est toujours défendu d’un quelconque pillage, préférant mettre en avant l’incroyable documentation nécessaire pour chacune de ses productions, et le fait qu’il imposait à ses animateurs une culture artistique et cinématographique irréprochable.

Mais de toutes les influences du cinéma de genre de l’époque, c’est plus particulièrement celle du cinéma expressionniste allemand qui marqua de façon plus profonde les premiers longs métrages de Disney. L’animateur Marc Davis qui fit partie des neufs plus grands artistes Disney – appelés les « Nine Old Men » – affirma que Walt Disney les invitait grandement à voir et revoir les classiques de Murnau et Fritz Lang. Des projections du Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1920), de Nosferatu (F. W. Murnau, 1922) ou encore Metropolis (Fritz Lang, 1927) étaient régulièrement organisées au sein même du studio. Dès le début du premier long métrage, Blanche Neige et les sept nains (1937), on retrouve l’influence écrasante du cinéma expressionniste allemand. Dans la séquence montrant l’héroïne prisonnière d’une forêt vivante et menaçante, par exemple. Cette inoubliable scène est construite sur un mimétisme évident de l’imagerie gothique et expressionniste de ce courant cinématographique, faisant de cette scène de terreur l’une des plus parlantes pour exprimer à quel point Walt Disney réalisait de véritables films de genre.

Par ailleurs, l’une des œuvres qui a été marquée le plus fortement par l’influence de l’expressionnisme allemand est le chef-d’œuvre Fantasia (1940) dont plusieurs séquences sont des références directes à ce courant artistique et cinématographique qui marqua l’histoire de l’art. Les personnages du segment dit de l‘apprenti sorcier, où Mickey est en prise avec un terrible nécromancien citent directement Le Cabinet des figures de cire (Paul Deni, 1924), quand d’autres références sont à chercher du côté de la structuration des espaces et des décors par des géométries perturbées. Quant à l’autre segment très célèbre du film, intitulé Une Nuit sur le Mont Chauve, il puise une inspiration évidente dans le Faust de Murnau (1926) avec son démon Chernabog dont les séquences impressionnantes sont parfois des copies directes de celles du film de Murnau, ou du Golem de Paul Wegener et Carl Boesen (1920). Fantasia est le film qui, par ses nombreux segments, condense le plus d’inspirations diverses du cinéma de genre. On retrouve par exemple dans l’épisode nommé Le Sacre du Printemps, montrant la terre sous l’occupation des dinosaures, l’influence de l’animation image par image des monstres de Harry Hoyd et Willis O’Brien pour Le Monde Perdu (1925), quant à l’influence du cinéma fantastique des origines, venu d’Europe du Nord, tel Häxan, Histoire de la sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, 1922), elle se ressent assez fortement dans le passage du sabbat de la Nuit sur le Mont Chauve. Enfin, le petit interlude intitulé À la découverte de la Piste sonore flirte clairement avec le cinéma expérimental d’avant-garde (nous y reviendrons).

Outre le cinéma expressionnisme allemand, c’est le cinéma surréaliste qui influença la seconde partie de l’âge d’or des productions Disney. L’exemple le plus frappant est bien entendu le délire visuel de la danse des éléphants (voir ci dessous) dans Dumbo (1942). On n’oubliera pas non plus de mentionner les séquences dingues de Alice aux pays des Merveilles (1951), largement inspirées par le style de l’artiste Mary Blair – dont le travail s’inspire déjà du surréalisme. Pour beaucoup de spécialistes, ces deux films Disney sont les premières mises en image des effets des psychotropes qui marqueront une génération de jeunes, et l’art tout entier jusqu’à la fin des années 1960. Ces délires visuels surréalistes auront des échos sur des films Disney plus ou moins récents de Merlin l’Enchanteur (1963) – et sa séquence culte du duel de sorciers entre le magicien et la terrible Madame Mim – jusqu’à Aladdin (1992) et les chansons délirantes du génie et ses transformations colorées et délurées.

La danse des éléphants de Dumbo est régulièrement citée comme un monument d’animation surréaliste, dont les inspirations lorgneraient autant du côté du cinéma expérimental non figuratif que de l’art de Salvador Dalí. A la fin des années 30, Dalí écrit une lettre à André Breton dans laquelle il lui explique revenir d’Hollywood où il aurait « rencontré les trois grands surréalistes américains : les Marx Brothers, Cecil B. DeMille et Walt Disney ». Les deux hommes s’admiraient mutuellement et décidèrent vite de travailler ensemble. Walt Disney, qui souhaitait réaliser des films musicaux dans la veine de Fantasia tous les dix ans, pensait inclure un projet de collaboration avec Salvator Dalí dans l’un d’entre eux. Ils travailleront donc sur un projet commun intitulé Destino débuté puis débouté par les deux hommes en 1946, et ressuscité et terminé en 2002 par les animateurs Disney : le court métrage est l’un des chefs-d’œuvre les plus méconnus du studio, par ailleurs nommé aux Oscars.

Inspirateur de références

De toutes les qualités que l’on peut accorder à Walt Disney, celle d’avoir toujours su accompagner les grandes révolutions technologique et d’être un génie précurseur serait sans nul doute la plus honnête. Rappelons rapidement qu’il a accompagné l’émergence du cinéma sonore dès 1928 avec ses essais de synchronisation du son sur ses cartoons et à ce titre, Steamboat Willie est l’exemple le plus parlant – si je peux me permettre ce bon mot – qui donnera même au fait de surligner un geste par un son, l’appellation (encore employée) de Mickey Mousing. Premier à oser un long-métrage d’animation – alors même que tout le monde juge l’entreprise folle – qui plus est en couleur – il avait déjà été le premier à utiliser le Technicolor trichrome pour un court métrage, Des arbres et des fleurs en 1932, issu des Silly Symphonies. Ardent défenseur de l’innovation technologique, grand négociateur, Walt Disney accompagnera ces deux révolutions, investissant dans la recherche et dans ces technologies. Il signe d’ailleurs, dès 1933, avec Herbert Kalmus – le créateur du Technicolor tricholore – une exclusivité de cinq ans – celle-ci sera finalement ramenée à un an en 1934 sous la pression des grosses majors d’Hollywood – bien conscient que la couleur va lui permettre non seulement d’attirer les foules, mais aussi de concrétiser ses rêves de contes merveilleux qu’il n’imagine pas dépourvus de couleurs. Autre exemple montrant ô combien Disney fut précurseur à bien des égards : dans Fantasia (1940), l’intermède À la découverte de la Piste sonore, déjà cité précédemment, avait pour ambition de rendre visuelles les vibrations d’une piste sonore et musicale. Si le rendu recherché empreinte des évidentes influences du côté des premiers films expérimentaux de Len Lye ou Norman McLaren, la proposition de Disney est déjà sacrément avancée et intervient dix huit ans avant Free Radicals du premier et vingt ans avant les fameuses Lignes verticales et Lignes horizontales du second, des films qui tentent eux aussi de rendre compte par l’image de ce qu’est le son, mais qui sont souvent considérés par les spécialistes du cinéma expérimental comme les meilleurs essais en la matière, omettant malheureusement la contribution non négligeable de Walt Disney dans ce domaine.

Revenons au cinéma de genre. Si les films Disney s’en est beaucoup inspiré, le cinéma de genre s’est beaucoup inspiré des films de Disney en retour. A bien des égards, les possibilités créatives de l’animation ont vite surpassé les bricolages des productions fantastiques de l’époque, en prises de vue réelles. Pour exemple, lorsque Blanche Neige et les sept nains sort en 1937, puis Pinocchio en 1940, la scène de transformation de la sorcière, ou celle du compagnon du petit pantin qui se métamorphose en âne sont d’une efficacité déroutante pour le public. Les fondus enchaînés utilisés traditionnellement au cinéma pour les scènes de transformation – comme dans l’un des premier film de loup-garous, Le Monstre de Londres (Stuart Walker, 1935) – sont surpassés par l’animation de Disney. Celle-ci invente déjà avant qu’il ne soit possible, l’effet de morphing, qui n’atteindra sa pleine efficacité dans le cinéma traditionnel qu’au début des années 1990 avec le clip de Black or White (1991) de Michael Jackson – réalisé par un certain John Landis. Par ailleurs, même si bon nombre de cinéastes l’avait bien compris avant lui, Disney a su imprégner dans la culture populaire l’importance toute particulière que peut revêtir le hors-champ pour évoquer l’horreur la plus totale sans la montrer. La très célèbre scène de la mort de la mère du petit faon Bambi (1942) est en cela l’une des scènes d’horreur les plus puissantes de l’histoire du cinéma, et ce, alors même que le meurtre de la biche n’apparaît pas à l’écran, pas plus que son assassin. Cette séquence a traumatisé bien des générations d’enfants, et est régulièrement citée par les maîtres du cinéma d’horreur comme étant l’une des scènes charnières de leur cinéphilie.

Affiche du film White Wilderness produit par Walt Disney.

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Pour finir, Walt Disney a aussi une influence importante sur un autre sous-genre du cinéma que beaucoup omettent souvent de mettre en lumière et qu’à Intervista, on a toujours choisi de considérer comme faisant partie intégrante de ce que l’on peut vaguement nommé : le Cinéma de Genre(s). Il s’agit bien sûr du cinéma animalier. En 1948, Walt décide de créer une série de documentaires animaliers nommée True-Life Adventuresqui sera multi-oscarisée. S’il introduisait l’anthropomorphisme de ses dessins animés sur ces images de nature vivante – donnant des sentiments, des buts, et des caractères à ses animaux par l’utilisation de la voix-off et à grand renfort de musique envoûtante – Walt Disney défendait néanmoins l’idée que la nature écrivait elle-même le scénario de chaque épisode, et que ses équipes se contentaient d’en raconter les événements pour que le public s’attache davantage aux héros à poils et/ou à plumes. Ayant influencé tout un pan du cinéma animalier après lui, Disney a largement contribué à ce que le celui-ci devienne grand public et s’affranchisse du pacte moral du documentaire. Il ne s’agissait plus de lier un pacte indivisible avec la notion de vérité, mais d’initier le spectateur à aimer la nature qui l’entourait. Les films de la gamme True-Life Adventures ne sont en cela pas si éloignés de Bambi (1942) ou du Roi Lion (1994), de même qu’ils empruntent énormément aux films éducatifs dont les studios Disney seront les plus productifs durant la seconde guerre mondiale. Après des années de silence, cette tradition Disney a redémarré dès 2004 avec la création du label Disneynature, en charge de produire des documentaires animaliers à forte portée contemplative et éducative (voir notre article sur la question).

 Ni, Ni

Qu’il s’inspire de certains grands courants ou certains cinémas de genres, des origines jusqu’aux années 40, ou qu’il inspire le cinéma de genre qui le succède, le cinéma de Walt Disney a toujours flirté plus ou moins avec ce mauvais genre. Cinéma d’épouvante lorgné de séquences d’horreur traumatisantes, identité graphique profondément expressionniste, délires visuels surréalistes et visionnaires, Walt Disney n’est en réalité pas plus un aspirateur de références qu’un inspirateur de références : il est les deux. L’œuvre pléthorique des studios, constitue aujourd’hui à elle toute seule tout un pan de la pop culture multi-générationnelle : car oui, quatre à cinq générations de spectateurs ont déjà grandi avec ses films ! Pour réussir son entreprise, Disney s’est appuyé sur un héritage culturel très fort qui convoquait le passé, le citait, s’en inspirait, mais innovait toujours plus. C’est là probablement la force visionnaire de Walt Disney : avoir toujours su accompagner les grandes révolutions technologiques du cinéma d’une part, mais aussi avoir eu le flair de s’inspirer de ce qui fonctionnait avant lui, pour en faire autre chose. À ce titre, si refuser l’idée qu’il fut l’un des plus grands réalisateurs et producteurs de son vivant serait une bêtise, omettre sa contribution au septième art et son influence sur le cinéma d’aujourd’hui – et y compris le cinéma dit de genre – en serait une toute autre, sûrement bien plus grande encore. Tout le reste de ce dossier tentera d’étayer toujours plus en quoi Walt Disney fut l’un des plus grands cinéastes de genre de l’histoire du cinéma.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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