Bestiaire


Présenté dans de nombreux festivals – Sundance, Toronto et Berlin – Bestiaire est un film du québécois Denis Côté – dont nous vous avions déjà parlé de l’étrange Curling – qui a eu le droit, à sa sortie en France, à une presse incroyablement élogieuse. Mais qu’en pense donc votre serviteur, ami des animaux comme du cinéma, et encore plus du cinéma animalier ?

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Documenteur animalier

Un article sur fais pas genre ne devrait pas être, je le conçois, lieu de confession, ni même un endroit où étaler son enfance à toute une foule de cinéphiles, qui plus est, amateurs de films déviants. Mais je vais m’excuser d’emblée : le sujet du film Bestiaire nécessite que je vous livre quelques parts enfouies de ma vie, et vous verrez que cela ne sera, au final, absolument pas inutile. Allons droit au but. J’aime les animaux. Le règne animal me passionne tout autant que le cinéma. Un vieil amour qui dure depuis mon enfance. Très jeune, j’avouais sans honte mon ambition de devenir soigneur animalier au Parc Zoologique de Thoiry. Encore aujourd’hui, c’est toujours sans honte que je vous le confie. Mes espoirs enfantins se sont vite envolés quand j’ai appris les études scientifiques nécessaires pour toucher du doigt ce Graal – alors même que j’avais déjà bien de la peine devant mes tables de multiplication – et que ce métier consistait aussi, entre autres, à nettoyer des merdes d’éléphants de plusieurs dizaines de kilos. La passion tardive de l’art et du cinéma a beau avoir dominé tout le reste, j’ai conservé mon âme d’enfant, et visite toujours régulièrement des zoos. Autant dire que ce milieu-là, sans en être un spécialiste avéré, ça me connaît. Et ce métier de soigneur animalier, je le respecte plus que tout. Confessions faites, passons maintenant au film.

Bestiaire

Des aveux de son réalisateur, Bestiaire est un ovni. C’est vrai qu’il l’est. Documentaire particulièrement singulier, le film de Denis Côté joue d’une ambiguïté constante entre réalité et fiction, tout en s’accommodant de par son sujet – la vie d’un zoo et de ses pensionnaires – au spectre jamais bien loin du cinéma animalier que l’on dirait traditionnel. Le zoo que filme Denis Côté est le Parc Safari d’Hemmingford au Québec, l’un des parcs animaliers les plus imposants du continent américain, dont la réputation n’est clairement plus à faire par delà le monde. La première partie du film, au zoo, est marquée d’emblée par une recherche esthétique singulière du réalisateur. Avec des plans fixes structurés d’une géométrie étouffante, les animaux sont filmés derrière ou à travers des grilles, entassés au milieu de murs de béton d’une tristesse confondante. Les lions frappent leurs grosses pattes contres les barreaux de leur cage, comme rugissant de rage de ne pouvoir les briser. Les zèbres, terrifiés, se jettent contre les parois de leur enclos en hennissant de peur. Tentant le galop dans un si petit espace, ils glissent et manquent de finir au sol. Un lama dans la neige répète le même trajet le long de sa clôture, semblant rêver à une évasion spectaculaire. Les plans sont volontairement cadrés pour souligner l’enfermement et vont jusqu’à s’approcher au plus près des animaux, leurs visages quadrillés par les barreaux des cages invitant à l’anthropomorphisme du spectateur. Ces images carcérales, terrifiantes, suffiraient amplement à n’importe quel militant anti-zoo désireux de convaincre de son message. L’image parle d’elle-même, comme disent certains. Par son absence de nuances – apportée ni par la voix-off, ni par les sons diégétiques – le film impose d’emblée au spectateur une vision tronquée et profondément malhonnête de ce qu’est la réalité des zoos. Les images seules ne disent pas, par exemple, que les animaux sont filmés dans leurs quartiers de nuit, où ils ne passent qu’un tiers de leur temps, et que par définition, cet espace de repos leur est habituellement confortable, reposant et rassurant, exactement comme l’est une chambre pour nous. Il est donc évident que c’est la présence inquiétante et inhabituelle pour des animaux sauvages d’une équipe de tournage, gesticulant tout autour d’eux, qui créé ce malaise et ce haut stress évidemment non-feint à l’écran.

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Après un intermède nous montrant l’art de la taxidermie en cinq étapes, qui, extrait du film et nappé d’une voix-off explicative, aurait fait les beaux jours de la chaîne Chasse et Pêche, Denis Côté termine son film par ces animaux, enfin dehors, gambadants sous les regards ahuris des visiteurs. L’une des scènes de cette partie finale est d’ailleurs très parlante, puisqu’elle montre un troupeau de Land Rover québécois, déambulant dans la partie safari en voiture du parc, au milieu des zèbres et des antilopes. L’image est forte et pose déjà des questions. Qui sont les animaux ? Quel est la réelle utilité de faire se côtoyer ces troupeaux ? Cette partie est clairement la plus intéressante du film, car elle questionne le regard et l’utilité du zoo dans notre société, tout comme la place de l’homme lui-même au sein de ce vaste monde animal. Exposition scientifique ou artistique, les animaux entreposés dans ces parcs ne sont-ils finalement là que pour être observés ? Évidemment que non, le rôle du parc zoologique aujourd’hui est bien plus vaste. Il faudrait vous en faire un article tout particulier pour vous en énumérer précisément toutes les fonctions. Plus qu’une galerie de curiosités destinée à ravir les mirettes des badauds, le zoo est désormais régi par un devoir pédagogique et des objectifs de préservation très stricts. Sans les parcs zoologiques, bon nombre d’espèces aujourd’hui reproduites en captivité puis régulièrement relâchées dans leur milieu naturel aurait disparu de la planète. Denis Côté a beau se défendre de n’avoir aucun point de vue – ni positif, ni négatif – sur les parcs zoologiques, l’image renvoyée par son film sur ces espaces de préservation d’une grande importance scientifique est d’emblée partiellement tronquée, et bien sûr, très peu objective.

On ne pourra pas, par ailleurs, lui reprocher de ne pas être objectif, car l’absence d’objectivité est inhérente au cinéma, qu’il soit documentaire ou non. Puisque poser sa caméra est déjà affaire de point de vue, l’objectivité d’une image est irrémédiablement indéfendable. Choisir de filmer quelque chose plus qu’une autre, c’est déjà perdre toute notion d’objectivité. De même, si l’utilisation de la mise en scène en documentaire a souvent été contestée, elle n’est pas forcément utilisée à des fins de duperie. Lorsque Buñuel filmait Las Hurdes (1933), on lui reprochait déjà d’avoir pipeauté quelques scènes, dont la très célèbre chute de la chèvre du haut de la montagne. La voix-off de son film nous explique que les habitants de cette contrée ne mangent de la viande que lorsqu’un animal tombe de la montagne. Pour illustrer cela, Buñuel fait abattre au fusil une chèvre du haut d’un pic rocheux pour la filmer sous plusieurs angles, dévalant de la montagne. Est-ce pour autant falsifier la réalité ? Bien sûr que non. Certes, l’image filmée par Buñuel est fausse, rejouée, mais elle l’est dans le but de dépeindre une plus parfaite réalité : celle que les habitants doivent attendre la chute d’une chèvre pour se nourrir. Puisque l’objectivité est impossible, le documentariste est dans une obligation de respecter un pacte moral avec son spectateur, devant répondre d’une forme d’honnêteté intellectuelle. Omettre ce contrat moral, omettre ces nuances nécessaires, c’est donc faire le choix conscient de tronquer la réalité.

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Parce qu’il échoue à ces obligations, Denis Côté préfère dire que son film n’en est pas un, de documentaire, et qu’il lorgnerait donc plutôt du côté de la fiction, ou d’un hybride, un entre-deux non identifié. Ni fiction, ni documentaire, ni même docu-fiction. Est-ce une fiction-documentaire ? Il semblerait que le terme n’existe pas encore. Non. Bestiaire possède bel et bien toutes les caractéristiques d’un documentaire, et répond exactement à la définition qu’on en fait habituellement. Manquer aux obligations morales du documentariste, ne pas faire preuve d’honnêteté intellectuelle dans la restitution, et mentir sur la réalité – on ne reprochera pas à la fiction de nous mentir, puisque c’est précisément ce qu’on attend d’elle – ne transforme pas un documentaire en fiction, ce serait beaucoup trop simple. Le documentariste doit toujours requestionner son positionnement, et même s’il choisit d’errer au milieu de son sujet, en roue libre au moment de la prise de vue, l’instant fatidique du montage le rappellera toujours à ses obligations. Denis Côté l’avoue lui-même. Dans les colonnes de Télérama, il raconte : « J’ai dit à mon équipe, les mecs, pas question qu’on se mette à intellectualiser notre voyage au zoo. On se promène d’une cage à l’autre, on filme les animaux les uns après les autres et on fait de beaux cadres rigoureux mais on ne passe pas notre temps à se triturer les méninges. On réécrira le film au montage. »

On réécrira le film au montage. Rien de bien étonnant dans cette pratique, il est en effet très fréquent que les documentaristes engrangent un maximum de matière au tournage. Ils se laissent bien souvent, à raison, voguer au fil des rencontres et des événements, capturant tous ces instants, avant de devoir faire le grand tri sur la table de montage. Parole de monteur. C’est bien souvent, en documentaire, à cet instant précis que ce décide réellement l’orientation que prendra le film, son scénario et sa structure. C’est aussi là précisément que le documentariste se retrouve face à face avec son devoir moral. En effet, on le sait, par quelques manipulations de montage, de successions de plans ou de séquences entre elles, un film peut, selon ses innombrables versions, dire dix ou cent choses différentes. Car oui, si notre ami Koulechov l’avait déjà théorisé pour la fiction, sa légendaire règle s’applique à tous les cas, tant qu’il s’agit d’association d’images. Par ses choix de montage, le documentariste doit donc à la fois rendre compte de sa vision du sujet, tout en ne négligeant pas l’honnêteté intellectuelle qui doit être la matrice de son travail. Or, c’est sur sa table de montage que Denis Côté a donc tout à fait consciemment choisi de manipuler son spectateur – peut-être gangrené par son passé de réalisateur de fiction ? Tel que monté, le documentaire accentue l’effet de malaise chez le spectateur en présentant d’entrée de jeu des images désagréables à la symbolique volontairement carcérale – on va quand même, dans la première partie, jusqu’à faire des plans sur les moniteurs des caméras de surveillance : peut-on faire plus explicite et symbolique ?

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Le film s’organise alors comme le récit d’une vaste prison pour animaux qui, pour rester dans le champ lexical carcéral, s’en vont de temps en temps en promenade (quand ils ne finissent pas empaillés dans les muséums). Imaginons un instant le film monté à l’envers. Les séquences extérieures en premier lieu, puis celles des dortoirs en second. Nous aurions alors le récit d’animaux en semi-liberté livrés en spectacle aux regards de visiteurs béats, allant, la nuit passée, se reposer tranquillement dans des maisons de béton. Avec des choix de plans moins ambigus et manipulateurs – sans les zèbres effrayés par le caméraman ou la rage des lions complètement décontextualisée, ça change tout, et ça s’approche quand même un peu plus d’une forme d’honnêteté sur ce que sont vraiment les conditions d’hébergements des pensionnaires de ce zoo. Le film aurait aussi gagné en honnêteté en ne reléguant pas les soigneurs aux rangs de créatures humaines sans compassion pour les animaux. Les images de soigneurs que choisit de montrer Denis Côté suintent la mise en scène. Une mise en scène qui, au contraire de Buñuel, n’est pas faite pour retranscrire la réalité, mais pour la maquiller. Les soigneurs sont là, amorphes, embaumés dans des pauses béates, figures figées aux regards vides, comme s’ils étaient dénués de tout lien avec les animaux. Or, les soigneurs ont cette spécificité à comprendre et communiquer avec les pensionnaires dont ils s’occupent, ce qui les rend, de fait, totalement particuliers. Le film gomme complètement ce lien si spécial entre les animaux et leurs soigneurs, puisque les rares plans mettant en scène ces derniers servent à les assimiler concrètement au reste de la foule humaine qui contemple d’un regard fasciné et/ou éteint, l’animal gambadant face à lui.

En choisissant dans un premier temps d’accentuer la symbolique de l’enfermement par des plans à l’esthétique stéréotypée, puis, en dé-contextualisant malhonnêtement des séquences, Denis Côté a consciemment choisi d’instaurer une ambiguïté dérangeante pour susciter des réactions au sein du public. Certains s’indigneront du traitement fait aux animaux, d’autres s’amuseront de l’incongruité du bal des regards – partie très intéressante du film – de ces hommes qui regardent des animaux (comme nous le faisons) alors qu’eux-mêmes semblent regarder les hommes. D’autres, vantant la présence de l’école du Fresnoy à la production – une école d’art contemporain – défendront sans doute le film comme une œuvre d’art avant-gardiste, OVNI errant hors des sentiers battus, répétant la sempiternelle ritournelle du « c’est de l’art donc ta gueule ». Enfin, certains, dont je suis, se sentiront obligés de venir apporter les nuances nécessaires pour ne pas voir ce film à travers le simple prisme de sa déconcertante et malhonnête radicalité.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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