Triangle 10


Après un premier film très remarqué (voir notre article sur Creep) et une comédie horrifique pas inintéressante (voir notre article sur Severance), Christopher Smith revient aux affaires avec Triangle. Film au scénario d’une densité rare dans le cinéma de genre, il faut nécessairement pour aborder son analyse, en dévoiler l’intrigue. Aussi, une fois n’est pas coutume, cet article ne s’adressera qu’à ceux qui ont eu la chance de le voir au préalable.

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La boucle n’est pas bouclée

Réalisé en 2009 après une difficile période de gestation – Christopher Smith a mis deux années à l’écrire – Triangle est sans nul doute l’un des meilleurs scénarios que l’on ait vu dans le cinéma de genre depuis longtemps. Influencé par une atmosphère à la Quatrième Dimension et de l’aveu du réalisateur lui-même par le Shining (1980) de Stanley Kubrick, le film est plus proche d’un thriller psychologique teinté de fantastique et partiellement de fulgurances gore, qu’un véritable film d’horreur comme l’était Creep avant lui. Il y a d’ailleurs dans Triangle une identité anglaise bien moins appuyée que dans les deux précédents films de Christopher Smith. Tourné en Australie avec un casting presque entièrement australien, le film semble toutefois se passer aux États-Unis, quelque part en Floride non loin des côtes, puisque quelques détails subtils nous l’assurent, même s’il n’en est jamais clairement fait état. On est donc très loin du cinéma social british d’Eden Lake ou The Living and the Dead. D’ailleurs, lorsqu’il parle de ce phénomène de la Brit Horror, Christopher Smith aime à dire qu’il pense l’avoir tué net avec Triangle. Il nous apparaissait toutefois très important de ne pas omettre de vous en parler dans ce grand dossier, ne serait-ce que pour des questions géographiques.

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Triangle raconte – à première vue – l’histoire d’un groupe d’amis qui part explorer le Triangle des Bermudes à bord d’un voilier bien nommé Triangle. Après avoir été piégé par une tempête violente, leur bateau est à la dérive. Ils trouvent donc refuge sur un immense paquebot au doux nom de Aeolus, où il semble n’y avoir personne à bord. Pourtant, l’une d’entre elle, Jess, éprouve une étrange sensation de déjà-vu. Elle pense être déjà montée à bord. Ne tergiversons pas, et puisque vous avez tous déjà vu le film – puisque vous ne survolez pas les articles et vous avez bien entendu lu le chapeau qui vous invitait à fuir loin de cette page si ce n’était pas le cas – vous savez qu’en réalité, notre Jess est bel et bien déjà venu à bord, comme ses petits camarades du reste, et que son double y est d’ailleurs encore, bien décidé à éliminer chacun d’entre eux – dont elle-même, enfin, son double, compliqué je sais… – pour stopper une étrange malédiction qui les piègent indéfiniment à l’intérieur de ce bateau. Pour faire plus simple : Jess s’observe, ou tout du moins son double, avec ses petits camarades monter à bord, et pense qu’il faut tous les éliminer pour éviter que l’histoire ne se répète. Tout dépend de quel côté, ou plutôt sur quelle Jess, on choisit de porter son intention. Vous suivez ? Vous avez vu le film, donc je pense que oui.

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Puisqu’il fonctionne sur un effet de boucle(s) en décuplant des situations, le film gagne véritablement en puissance dès sa deuxième vision. Vu pour la troisième fois avant d’écrire cet article, j’ai encore remarqué des détails supplémentaires. C’est dire si le scénario – et la mise en scène – de Christopher Smith est d’une densité déconcertante. Lors de son passage au Festival du Film International d’Amiens (voir notre interview-carrière) le réalisateur avait expliqué qu’il avait dû faire face à d’innombrables casse-tête pour clôturer son scénario sans que celui-ci ne comporte d’incohérences, précisant même que cette période d’écriture a été pour lui une période très difficile de sa vie : angoisses et dépendances multiples auxquelles seule la réalisation du film aura finalement servi de cure de désintoxication. En cela, sûr de lui, Christopher Smith mettait au défi chacun des spectateurs de trouver une seule incohérence scénaristique dans Triangle. Et il est très clair – et davantage encore dès la deuxième vision – que chaque détail, chaque dialogue, chaque mise en abîme, est particulièrement soignée et pensée.

Le film déplace en fait constamment l’intention du spectateur sur de nouveaux détails, puisque Smith s’amuse à déplacer sa boucle au sein même de son film. Si au début cette boucle est contenue au cœur du film, elle bouge constamment, s’élargissant, jusqu’à devenir le film lui-même. C’est l’utilisation en chaîne du MacGuffin cher à Hitchcock – l’élément matériel ou physique moteur au développement d’un scénario, le plus souvent anecdotique et/ou mystérieux – qui sert de base et de nœud narratif pour élargir toujours plus cette boucle. Ici, le MacGuffin navigue constamment d’une figure à une autre : un bateau, un collier, des clés, une mouette, un enfant… C’est donc cet habile élargissement de cette figure de style, cyclique, qui fait qu’au fur et a mesure que le film avance, il se densifie et gagne en puissance.

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En dehors de l’utilisation très habile – et finalement novatrice – de ce lieu commun de l’histoire qui tourne en boucle, le film gagne aussi en consistance par ses références très intelligentes à une certaine mythologie. Décortiquer le film permet d’y découvrir bons nombres de clin d’oeil semés ci et là par Christopher Smith. A commencer par le nom des bateaux, que j’ai cité plus haut – c’était pas pour rien, c’est un article vachement construit, tout autant que le scénario du film qui nous intéresse, sauf que j’ai pas eu besoin de boire, moi – les navires nommés « Triangle » et « Aeolus ». Ce que veut dire le nom du premier est plus évident que le second, puisqu’il s’agit bien entendu d’une référence très claire au fameux Triangle des Bermudes. Cette zone triangulaire au cœur de l’océan Atlantique, au large des côtes de Floride, réputée pour être le théâtre d’étranges disparitions de navires et d’avions depuis des siècles. Christopher Smith utilise donc cette supposée légende comme base de son scénario mais l’enrichit d’une toute autre mythologie, liée au nom du deuxième bateau, le paquebot Aeolus portant son nom du dieu grec Eole, maître des vents et des tempêtes. Le mythe dit que Eole tient enchaîné et emprisonné les vents et gère les tempêtes dangereuses. A l’intérieur du bateau, les personnages s’arrêtent d’ailleurs devant une photo représentant le bateau en bas de laquelle est annotée quelques précisions sur cette légende grecque qui lui donna son nom : le fils d’Eole, Sisyphe, puni par ses pairs d’avoir voulu duper la mort, aurait été condamné à pousser indéfiniment une énorme roche du haut d’une montagne. On en revient à notre figure de boucle.

Une légende qui prend toute sa résonance quand on apprend vers la fin du film que le début de cette boucle pourrait être en réalité le désir de Jess de sauver son fils de la mort. Après un énième échec au sein du bateau, elle se retrouve au point de départ, sur la plage. Ce point de départ, qui jusqu’alors nous semblait être le moment où nos héros montaient à bord du paquebot, se déplace désormais avant le naufrage, les pieds dans l’eau, la tête dans le sable. La boucle est bouclée. Jess s’acharne à recréer indéfiniment cette boucle pour tenter de sauver son garçon mort dans un accident de la route. Plutôt que de s’occuper de sa dépouille, gisant sur le bitume au milieu de ce qu’il reste de la voiture, elle demande à être déposée au port, et rebelote. Chaque nouveau voyage à bord du bateau de son ami a donc désormais un prétexte : sauver l’enfant. En d’autres termes, vaincre la mort. Jess et Eole sont donc punis tous deux de la même manière, parce qu’ils n’acceptent pas ce pénible destin, ils revivront indéfiniment le même labeur.

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Mais alors, qu’est-ce qui empêche réellement Jess de réparer son erreur et d’empêcher l’accident qui coûtera la vie de son fils adoré? Le film s’arrête alors avec cet ultime questionnement, qui permettra d’ailleurs de revoir une fois de plus le film et d’y voir encore de nouvelles choses. Car oui, tout l’intérêt semble finalement d’élucider qui est vraiment le « maître de la boucle » qui emprisonne l’héroïne dans ce tourbillon infernal. Et sur cette base, toute les pistes sont possibles. Simple colère divine comme Eole dans la légende, malédiction façon Triangle des Bermudes… On imagine d’ailleurs aisément que chacun des autres personnages à bord pourrait donner lieu à une histoire parallèle similaire – sur le même motif de la répétition – aussi, chacun devient un possible maître de la boucle comme une possible victime, prisonniers à l’intérieur de celle-ci, mais contribuant en même temps, tous, à la relancer. Le jeune homme qui possède le bateau dit d’ailleurs à Jess qu’il ne vient jamais dans le restaurant où elle travaille sans avoir faim, sauf cette dernière fois, où il est venu spécialement pour l’inviter sur son voilier. Avait-il besoin de réitérer ce geste pour lui aussi, relancer la boucle ? Est-ce cette mouette, qui semble hanter le film jusque dans d’étranges détails de décor, et qui – oiseau de mauvais augure – viendra s’écraser contre le pare-brise de la voiture causant l’accident fatal au jeune garçon ? Ou bien cet étrange enfant joueur de tambour dans la fanfare, témoin de l’accident de voiture final et dont la grosse caisse porte étonnamment le même sigle “A0” que celui de la batterie présent à l’intérieur du bâteau… ? Dans cette jungle dense des personnages, tous semblent des passeurs, des pièces maîtresses du destin qui permettent à l’héroïne, en réitérant tous les mêmes actions, de continuer indéfiniment de tromper la mort. Mais puisque la mort s’invite, un jour ou l’autre, à toutes les tables et dans toutes les maisons, on se dit au final qu’aussi nombreux qu’ils puissent être, ce jeune mec sur son voilier de plaisance, ses camarades à bord, notre héroïne, le conducteur du camion responsable de l’accident, ou cet infâme mouette, tous sont de potentiels Eole.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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10 commentaires sur “Triangle

  • asdc

    C’est Sisyphe* qui est condamnée à refaire la même chose indéfiniment et non pas son papa Éole. Je sais que ça fait 4 ans que l’article a été écrit mais c’est vraiment plus fort que moi.

  • Alex

    pour moi y’a une incohérence dans le scénario, pourquoi Jess sachant ce qu’il va lui arriver sur la bateau répète les mêmes conneries ? par ex quand elle se bats contre son double masqué et qu’ensuite c elle qui devient masqué et qui se bats encore une fois contre elle même, pourquoi refaire les mêmes gestes et perdre la bagarre puis ce qu’elle aurait duconnaitre l’issue du combat et anticipé chaque actions ?? alors Smith a beaux dire qu’il n’y a pas d’incohérence j’en est trouvé une bonne . Reste que le film est une perle que ce soit par sa mise en scène (surtout la mise en scène et le travail sur l’ambiance) et même l’écriture malgré des erreurs .

  • arvila

    Il est dit dans le film que Sisyphe n’a pas tenu sa promesse à la mort. Le taxi de la fin dit, hors de tout contexte : “je suis le chauffeur”. Ne serait-il pas Charon le passeur d’un monde à l’autre, au prix d’une obole, de la mythologie grecque? Lorsqu’il dépose Jess au port il lui demande si elle revient et elle répond oui. Le chauffeur précise qu’il laisse tourner le compteur, mais Jess part en bateau. Elle ne tient donc pas sa promesse au “passeur”, ne délivre donc pas l’obole et par là même s’offre sa malédiction de retour éternel aux enfers.