Faux-semblants 2


Les années ’80 ont été décisives pour David Cronenberg: avec quatre films réalisés, il devient l’un des réalisateurs d’horreur les plus acclamés par la critique. Ses films se suivent, toujours avec un lien logique, toujours aussi envoûtants et organiques. Il clôturera cette décennie avec Faux-semblants, dans lequel Jeremy Irons interprète un double rôle, et qui sortira en Amérique au dernier trimestre 1988 et en Europe en 1989.

O’Brother

Faux-semblants DOIT absolument être le film de Cronenberg qu’il faut avoir vu, avec Vidéodrome et La Mouche. C’est encore à ce jour son œuvre la plus maîtrisée du point de vue technique, et l’une des pièces emblématiques du cinéaste. Variante sur le thème de la fraternité, thème que Cronenberg n’avait jusqu’ici largement évoqué que dans Scanners, Faux-semblants (en VO: Dead Ringers, qui peut simplement se traduire par “sosies”) narre l’histoire de Beverly et Elliot Mantle, deux “vrais” jumeaux, physiquement identiques au possible. Les deux frères sont d’éminents gynécologues qui, depuis toujours, partagent la même vie, le même métier, les mêmes occupations, les mêmes femmes. Quand l’actrice Claire Niveau vient les consulter, ils découvrent que la star n’a pas un, pas deux, mais bien trois cols de l’utérus, ils savent qu’ils sont en présence d’un sujet rare, un freak. Bev va continuer à voir Claire, tombe amoureux d’elle, à tel point qu’il compte se cacher de son frère pour vivre son histoire avec l’actrice…

A l’écran, Faux-semblants réussit quelques belles prouesses techniques. Il faut noter qu’à partir de ce film, Cronenberg met fin à sa collaboration avec Mark Irwin, qui a dirigé la photographie de chaque long-métrage depuis Fast Company (presque 10 ans tout de même), pour en commencer une nouvelle avec Peter Suschitzky. Irwin, en réalité, était déjà engagé sur un autre tournage au moment où le Canadien s’apprêtait à filmer Faux-semblants, et c’est lorsque ce dernier a, par hasard, lu un livre mentionnant le nom de Suschitzky qu’il décide de le rencontrer. Le directeur photo polonais était surtout connu à l’époque pour avoir filmé L’Empire contre-attaque, mais depuis sa rencontre à Londres avec Cronenberg en 1987, il est resté un fidèle du cinéaste, sans jamais lui faire faux bond.

Il est difficile d’apprécier à sa juste valeur Faux-semblants: le film peut apparaître aux premiers abords comme un lent et étrange (mais captivant) mélodrame amoureux. A y regarder de plus près, on y voit surtout une œuvre dérangée et dérangeante, à laquelle il est difficile d’attribuer un genre précis. Drame familial? Film fantastique? Le scénario, signé Cronenberg avec la collaboration de Norman Snider, nous emmène facilement d’un genre à l’autre. L’image, aux couleurs froides et aux mouvements lents, très lents, participe énormément à l’installation d’une atmosphère presque chirurgicale (c’est le cas de le dire). C’est également la première fois que Cronenberg utilise des effets réalisés par ordinateur, pour les plans où Jeremy Irons est en double – Faux-semblants est l’un des premiers films à utiliser ce genre de technique moderne – et l’absence quasi-intégrale de doublures renforce la crédibilité du sujet et du jeu d’acteur.

Faux-semblants est inspiré de l’histoire des frères Stewart et Cyril Marcus, deux jumeaux gynécologues retrouvés morts à peu de jours d’intervalle dans leur appartement à Manhattan. L’histoire a été relatée dans un article du New York Times, puis dans un livre, “Twins”, que Cronenberg a décidé d’adapter au cinéma, avec pour acteurs principaux Geneviève Bujold et… William Hurt. Ou Robert de Niro. Obstacle n°1: William Hurt et Bob De Niro n’ont pas envie de jouer un gynécologue. Ca les met mal à l’aise, paraît-il. Tant pis, c’est pas eux qui toucheront de la moule. Obstacle n°2: tonton David ne peut pas utiliser le titre du livre, parce que son pote Ivan Reitman sort un film la même année qui a pour titre Twins. Vous le remettez? C’est la comédie où Schwarzy chante “Yakety Yak”. Bref, Cronenberg se tourne vers Jeremy Irons (l’autre mec de Mission) pour jouer les jumeaux, et change le titre du script pour “Dead Ringers”, l’expression utilisée dans le titre de l’article du New York Times.

Jeremy Irons livre une performance époustouflante dans un double rôle. Deux ans (et premier film) après Mission, il confirme bien qu’il est un acteur hors-normes, et Faux-semblants est l’une des raisons pour lesquelles on confiera souvent à Jeremy Irons des rôles inquiétants voire dangereux tout au long de sa carrière. Il serait fâcheux de ne pas souligner que Faux-semblants est un film-pivot dans la carrière de Cronenberg: tout en gardant une continuité évidente avec ses précédents films, le Canadien va commencer à se tourner vers une autre manière d’explorer les thèmes de sa filmographie, la métamorphose corporelle laissant progressivement place à la métamorphose mentale, et c’est avec ce film-ci que son œuvre elle-même, va se transformer. Bien évidemment, le Cronenberg “d’avant”, celui de Vidéodrome par exemple, n’est jamais loin. Il reviendra même, sans surprise, à la charge, mais laissons ça de côté pour l’instant.

Film-pivot pour la façon d’aborder les thématiques, donc, mais aussi pour l’atmosphère, qui délaisse l’angoisse au profit d’une certaine lenteur. Peter Suschitzky nous le fait ressentir à l’image, avec de lents mouvements de caméra, quand il y en a. Les effets spéciaux également changent à partir de Faux-semblants: d’abord, les effets spéciaux qui ont forgé la réputation du cinéma cronenbergien, ceux qui relèvent de la transformation, de la mutation du corps, cèdent ici leur place aux effets visuels faits par ordinateur. L’acteur lui-même est le premier de ces effets, puisque souvent, il apparaît en double dans le même plan.

Faux-semblants est donc un point culminant dans la filmo du cinéaste, et à ce jour, l’un de ses films les plus importants (si ce n’est le plus important). Les deux scènes phares du film parlent d’elles-mêmes: dans la première, Claire Niveau rencontre pour la première fois les deux jumeaux Mantle au restaurant, juste après avoir compris qu’en réalité, elle s’est faite manipuler par l’un d’eux. C’est la seule scène du film où les trois personnages se retrouvent: Claire en victime, Elliot et son arrogance, et Beverly complètement perdu, incapable de dire un mot, partagé entre la femme qu’il aime et un frère dont il ne peut pas se séparer. Une scène assez tendue, mais non dénuée de l’humour à froid dont le Canadien aime faire preuve dans ses films; on retrouve surtout cela dans l’attitude d’Elliot. Ici, tout est exposé: toute la complexité des personnages – et, donc, toute la complexité à traiter le sujet – transparaît à travers chacun d’entre eux, jusqu’à vampiriser le spectateur. La seconde scène est un rêve de Beverly: il est au lit avec Claire, mais Elliot est là, avec eux, relié au corps de Bev. Pour les séparer, Claire arrache avec ses dents l’excroissance qui les relie. Ici, c’est le Cronenberg du début des années ’80, celui de Scanners, qui revient à la charge, en faisant même quelques échos à Rage. Un plan gore (le seul du film), une anormalité physique clairement visible, mais tout ça camouflé derrière l’élément cauchemardesque.

Les histoires d’a-leeeeeeeees histoires d’a-leeeeeeeees histoires d’amour finissent mal en général. David Cronenberg ne nous dira pas le contraire: Faux-semblants mérite bien de faire partie du palmarès des films les plus déprimants du monde. Deux histoires d’amour dans le même film, deux histoires d’amour qui échouent. Un amour fraternel avant tout, et un amour plus “conventionnel”, entre un homme et une femme. Mais évidemment, un amour empêche l’autre, et le désir mutuel de possession entretue les deux histoires. Beverly, le vrai perdant de l’histoire, devient addict aux antidépresseurs. De plus en plus déconnecté de la réalité, en pleine dépression suite à sa rupture avec Claire, Elliot ne peut même pas le sauver. La mort inévitable de Beverly mènera, évidemment, à celle d’Elliot, comme pour faire écho à l’histoire des premiers siamois, Chang et Eng, racontée par les jumeaux Mantle peu avant la fin du film.

Cronenberg signe avec Faux-semblants un film qui donne un nouveau souffle à son cinéma. Mieux: avec un nouveau type d’effets spéciaux, un nouvel axe de mise en scène, une nouvelle façon d’aborder les thèmes qui lui sont chers, il le révolutionne.


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.


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